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lui dis-je, l’ouvrier n’avait qu’un métier, il y travaillait toute la journée et s’estimait très heureux lorsqu’à ce prix il pouvait élever une famille, sans que sa compagne fût obligée de travailler aussi pour un salaire.

— Oui, répondit mon favre, mais de votre temps, chaque journée de travail devait fournir aux besoins de plusieurs journées. Vous aviez des oisifs de toute espèce : les propriétaires fonciers, leurs valets et leurs parasites, les capitalistes, dont l’unique soin était de toucher leurs intérêts semestriels chez le banquier, des fonctionnaires civils, militaires, ecclésiastiques de tout grade, qui s’étageaient au-dessus des producteurs ; puis à côté d’eux, ceux-ci trouvaient des compagnons sans travail pour cause de grève ou de chômage imposé par le défaut de commandes ; à leurs pieds enfin les invalides, les mendiants d’occasion ou de profession, dont on se faisait un devoir d’entretenir la misère, malgré les réclamations de vos économistes et de vos philosophes, qui prétendaient que mourir de faim n’est pas le pire des maux et qu’avant tout il fallait empêcher les incapables de faire souche. Aujourd’hui que chacun a de l’ouvrage et que chacun travaille, une fonction de six heures suffit parfaitement aux besoins d’un homme et de ses enfants dans toutes les professions qui exigent quelque talent, quelque adresse et quelque apprentissage ; on se relaie dans les ateliers où le jeu des machines ne souffre pas d’interruption ; ainsi chacun peut jouir du plein air et s’y fortifier par l’exercice, sans que la production industrielle en soit affectée. Ceux qui risqueraient, en maniant la hache ou la bêche, de se gâter la main pour des travaux plus délicats, peuvent au moins soigner les fruits et les fleurs, et, s’il leur faut rester à l’établi une ou deux heures de plus que le grand nombre, ils sont d’autant plus libres à la maison.

— Vous avez donc aboli la propriété ? Vous avez installé le travail forcé ? On en parlait déjà de mon temps, mais nous pensions que ce régime ne pouvait aboutir qu’à la misère universelle, et qu’il ne s’établirait jamais.

— Nous ne sommes pas tombés si bas que cela, respectable ancêtre, quoique nous ayons longtemps côtoyé l’abîme. Le programme communiste n’était pas bien attrayant. Nous possédions déjà des maisons où de trop nombreux pensionnaires échangeaient la liberté de leurs mouvements contre une pitance assurée, sans qu’on leur eût demandé la permission de les y placer. La généralisation de ce régime ne semble pas un but digne de grands efforts, cependant bien des gens s’y seraient pliés de bonne grâce pour le plaisir d’y soumettre ceux dont ils enviaient la position. Mais en pareille matière, la mino-