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sorte de tablier. Nous marchâmes un moment en silence, l’étonnement, la discrétion nous fermaient la bouche à tous les deux.

Couverte au nord par une éminence, à l’occident par un bouquet de sapins, la maison de mon hôte se détachait sur le bord du plateau ; une longue véranda, dominant un jardin en terrasses, offrait toute commodité pour admirer des splendeurs qui depuis longtemps m’étaient familières. Le côté nord était occupé par une forge, dont la découverte mit le comble à mes étonnements. « Et c’est vous, lui dis-je, qui battez le fer sur cette enclume ! moi qui vous prenais pour un de ces messieurs qui sont toujours dans les livres ! j’aurais quasiment dit un ministre[1], n’était la couleur de vos habits. » Sa bouche se crispait, mais ses yeux riaient à sa place et je vis qu’il faisait un énergique effort pour réprimer les secousses de son diaphragme. Dès qu’il s’en crut maître, il répondit : « Vous pensez donc, vénérable débris des anciens âges, qu’on ne peut pas étudier le matin et forger le soir ? vous datez peut-être de l’époque où le clerc aurait cru déroger s’il avait fait œuvre de ses dix doigts et le noble s’il avait su lire. Nous n’en sommes plus là ! Nous mettons le travail cérébral au-dessus du travail musculaire, nous pensons que l’intelligence est le plus précieux des trésors ; c’est pourquoi nous nous efforçons de discerner les bonnes têtes, de les signaler, de les utiliser toutes, au profit de la société, et c’est aussi pourquoi nous tâchons de les fortifier et de les conserver le plus longtemps qu’il nous est possible. De votre temps, on savait déjà, sans doute, que la santé de l’esprit ne va pas sans la santé du corps ; on savait que la santé n’est que l’équilibre entre la rentrée et la dépense et la maladie une rupture de cet équilibre ; on savait que si le pauvre languit et meurt prématurément par l’effet d’une restauration insuffisante pour le travail auquel il est astreint, l’homme à son aise, en revanche, souffre le plus souvent d’embarras, d’encombrement, d’un ralentissement dans les échanges, d’une oxydation imparfaite des matériaux accumulés par les repas. Contre ces misères du bien-être vous aviez vos jeux de paume, vos jeux de quilles, vos gymnases, vos salles d’armes, vos chaloupes, vos canots, vos bicycles, votre cricket, vos foot-ball, vos chasses au lièvre, au renard, au chamois, au loup, au sanglier, vos rallye-papers, votre alpinisme, travaux fatigants, parfois dangereux, qui ne laissaient rien après eux. Et pourtant vous n’ignoriez pas que, pour être utile à d’autres égards, un labeur ne perd point ses vertus hygiéniques. Dans votre vieille Europe, sans passer l’étang, vous aviez eu déjà vos rois serruriers et vos premiers ministres bûcherons.

  1. Ecclésiastique protestant ; le pasteur est à la tête d’une paroisse.