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MON UTOPIE


Obsédé par de tristes pensées, j’avais erré longtemps sur les plateaux agrestes de ce frais Punjab où les sources de deux minimes affluents du Rhône, de trois modestes affluents du Rhin tracent un lacis indéchiffrable et où le promeneur débouchant des forêts voit, suivant le hasard des sentiers, la patrie de Vaud[1] se dérouler en longs rideaux, pour se relever, comme la vague marine, ici contre le mur noir du Jura, là contre les Alpes crénelées. Las du soleil, je m’endormis sous un poirier sauvage. Étais-je réveillé, dormais-je encore, lorsque je me trouvai au bord de la côte, saluant le matin, dont la première flèche dardait entre Branleire et Follièra ? Je ne comprenais pas comment j’étais arrivé là. Un bonjour cordial interrompit ma recherche inquiète. L’homme qui me saluait était une énigme nouvelle. Cheveux bruns rejetés en arrière, chemise ouverte, brune aussi, mais fort propre, tunique de drap à la Père Enfantin, bottines fortes, mais presque élégantes, où se perdait le pantalon, le costume de cet étrange concitoyen ne donnait point tant à penser que sa figure : un front élevé, creusé vers le milieu d’un sillon perpendiculaire, un œil fouillant la profondeur, les coins tombants d’une bouche fine, ces traits de savant et de poète y contrastaient bizarrement avec un teint hâlé et des mains calleuses.

« Vous plairait-il de vous reposer un instant chez moi ? fit-il ; ma maison est à deux pas, vous y verrez le pays plus à l’aise, car vous avez l’air de venir de bien loin à cette heure matinale. » Sa curiosité semblait presque égaler la mienne, son regard me parcourait de la tête aux pieds, la forme cylindrique de mon chapeau lui donnait à penser. Bientôt, suivant le mouvement de ses yeux, je vis qu’ils se portaient sur ma barbe, et je constatai (sans trop de surprise) qu’elle avait grandi de plusieurs décimètres et me couvrait comme une

  1. Ancien nom d’une province de la Bourgogne transjurane, puis de la Savoie, qui forme aujourd’hui les cantons suisses de Fribourg et de Vaud.