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Gesellschaft, pour en donner une idée au lecteur. C’est à peu de chose près la société industrielle de Spencer. C’est le règne de l’individualisme au sens où ce mot est généralement entendu. Le régime du status est cette fois remplacé par celui des contrats. Puisque les volontés particulières ne sont plus absorbées dans la volonté collective, mais puisqu’elles sont pour ainsi dire campées les unes en face des autres dans la plénitude de leur indépendance, rien ne peut mettre fin à cet état de guerre qu’un traité de paix, signé en connaissance de cause, c’est-à-dire une convention ou contrat. Le droit immanent et inconscient de la Gemeinschaft se trouve ainsi remplacé par un droit voulu, contractuel. Aux croyances qui régnaient par la force de la tradition succèdent les opinions librement réfléchies, la science. La propriété s’individualise elle aussi, se mobilise, l’argent apparaît. C’est l’ère du commerce, de l’industrie, surtout de la grande industrie, des grandes villes, du libre-échange et du cosmopolitisme. On voit qu’en somme la société que dépeint en ce moment M. Tönnies est la société capitalistique des socialistes ; et de fait, l’auteur emprunte souvent à Karl Marx et à Lassalle les sombres couleurs sous lesquelles il nous la représente.

Comme à eux, une telle société lui paraît impossible sans un grand pouvoir de l’État. L’État est nécessaire pour assurer l’exécution des conventions particulières, pour sanctionner ce droit contractuel, pour mettre obstacle à tout ce qui pourrait nuire aux intérêts généraux de la société. Il faut que l’État soit fort pour contenir toutes ces volontés particulières, tous ces intérêts individuels que rien ne relie plus les uns aux autres, toutes ces convoitises déchaînées. On comprend maintenant le sens du sous-titre du livre : Abhandlung des Communismus und Socialismus als empirischer Culturformen (Étude sur le Communisme et le Socialisme considérés comme des formes empiriques (historiques ?) de la civilisation). Le communisme est le régime de la Gemeinschaft, comme le socialisme est celui de la Gesellschaft. L’un et l’autre ne sont donc pas des conceptions idéologiques, destinées à se réaliser dans l’avenir, mais des faits réels qui se produisent dans l’histoire suivant un ordre déterminé. Comme la Gesellschaft naît de la Gemeinschaft, le socialisme naît du communisme et le remplace.

Mais, tandis que les socialistes saluent le régime de leur préférence comme le terme idéal du progrès, M. Tönnies n’y voit qu’un moment inévitable de l’évolution sociale, et même l’avant-coureur de la dissolution finale. Il en parle donc sans enthousiasme, mais avec impartialité, comme d’un phénomène naturel et nécessaire. Il est indispensable que l’État se forme et se développe pour que la Gesellschaft puisse durer ; mais, d’autre part, il ne peut exercer sur les membres de la société qu’une action mécanique, qui ne peut durer indéfiniment. Par une coercition toute artificielle, il peut bien comprimer pour un temps toutes les contradictions internes, tous les déchirements qui travaillent la société, mais tôt ou tard ils finiront par éclater. Il n’a de puis-