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bariolé dans un cadre luisant[1]. » De même le chocolat étant une des premières friandises qu’on lui ait données et le bonbon qu’elle préfère, elle applique à toutes les autres friandises le nom dont elle se sert pour le désigner[2]. M. Zaborowski cite un fait du même genre, mais plus extraordinaire. « Il s’agit aussi d’une petite fille. Elle avait, elle aussi, environ un an. Elle se réveilla un soir assez tard et, pour une raison ou pour une autre, elle ne voulut plus se rendormir. Après bien des criailleries, elle se mit tout à coup à prononcer et à répéter avec insistance : suque nar ! suque nar ! Ni ses parents, ni sa bonne, qui était sa nourrice, ne comprirent rien à ces mots, qu’ils ne lui avaient point dits et qu’ils n’avaient jamais entendus de sa bouche… Tout le monde était dans un grand tourment, s’interrogeant sur le sens de ces mots. » On découvre enfin que c’était de chocolat qu’elle avait envie. « On lui en avait fait manger la veille et le jour même… Elle n’en savait pas le nom. Uayialogie de son goût avec celui du sucre lui en suggéra un. Et elle se servit pour cela du nom même du sucre et dune épithète en rapport avec la différence apparente du chocolat. Elle connaissait le sens de ces mots, mais elle ne pouvait les articuler que très imparfaitement[3] ». M. Zaborowski se refuse malgré tout à voir dans ce fait « le résultat d’une soi-disant faculté native de former des conceptions générales, de généraliser le sens des mots ». Pour lui, « la généralisation n’est en aucun ordre un point de départ ». L’enfant qui applique le nom de bébé à tous les cadres, parce qu’on le lui a fait appliquer à un premier cadre a. saisit entre eux une ressemblance superficielle, ou plutôt il ne saisit pas, ne peut ni comprendre ni dénommer les différences réelles qui en font des objets différents »[4]. Les idées générales d’après M. Zaborowski présupposent l’abstraction, qui ne se rencontre pas dans l’état primitif de la pensée humaine.

M. Regnaud, qui revient sur la question dans un récent ouvrage sur l'Origine et la philosophie du langage, combat à son tour M. Zaborowski. Il réfute certains arguments de ce dernier, par exemple, celui qui se tire de l’absence de certains termes abstraits chez des peuples sauvages. Les tribus brésiliennes possèdent des mots pour les différentes parties du corps, les animaux et les plantes qu’Us connaissent bien ; mais les termes tels que couleur, son, sexe, genre, esprit, etc., leur font défaut ; dans les langages de l’Amérique du

  1. Taine, De l’Intelligence, 3e édition, tome I. Appendice I, p. 361, 362.
  2. Taine, ouvrage cité, tome I, p. 367.
  3. Zaborowski, l’Origine du langage, p. 156, 157.
  4. Zaborowski, ouv. cité, p. 160.