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moyen de l’abstraction, pas plus la science expérimentale que la science mathématique : celle-ci, à son tour, ne nait-elle pas de la considération des limites des objets et de l’abstrait de ces limites combinée avec l’abstrait de perfection ? » Le phénomène s’étend, par suite, au delà de ce qui est vérifiable, mais « le vérifiable ne se trouve que dans le monde du phénomène ». En outre, « ce n’est pas seulement le vérifiable, c’est aussi l’intellectuel, dont la science doit réclamer la possession exclusive. L’invérifiable c’est l’impensable, parce que l’impensable, comme l’invérifiable, c’est l’ultra-phénoménal[1]. Entre le sujet pensant et l’ultra-phénoménal il n’est point de rapport possible. Qui dit rapport dit ressemblance et différence et il ne saurait en être question dans ce cas. » En vain essayera-t-on d’attribuer aux premiers principes une portée dépassant la sphère des phénomènes : mais quand on dit, par exemple, qu’une substance est supposée par un phénomène on n’entend nullement mettre en opposition le τὸ ὄν et le τὸ φαινόμενον : quand on dit que l’exercice de la pensée implique une forme et une matière, ni cette forme, ni cette matière, on ne les va chercher hors de l’expérience. « Quand nous croyons poser un terme ultra-phénoménal, nous ne le faisons pas en réalité, car il faudrait pour cela passer par-dessus les conditions fondamentales de l’intelligence ; quand nous croyons sortir du phénomène, nous n’aboutissons qu’à un rapport avec un nouveau phénomène déclaré le substitut d’une autre chose inconnue ; quand nous croyons penser à cette autre chose, nous ne réussissons qu’à établir un nouveau substitut, et ainsi de suite, sans arriver jamais à la chose elle-même… Il est bon cependant qu’une influence ultra-intellectuelle nous pousse à franchir l’abîme, et ensuite nous fasse croire que nous l’avons franchi. Et nous le faisons universellement dans l’irréflexion de la pensée vulgaire, et nous ne pouvons ne pas le faire, malgré la découverte répétée de l’illusion. Pourquoi ? Avant tout, parce que la vie pratique le réclame ; songez qu’il y va de l’affirmation de corps et d’esprits indépendants de notre conscience. » Ainsi, il y aurait deux hors conscience ; le « hors conscience » physique, si l’on peut dire, à savoir nos semblables, les animaux, les choses, et « le hors conscience » métaphysique. La science et par suite la philosophie générale nous laisseraient au seuil de ces deux mondes. Au point où nous en sommes, le langage reste encore celui des criticistes, aux yeux de qui l’affirmation du monde externe et des esprits semblables aux nôtres est objet de croyance, non de science, aux yeux de qui « l’apparence, comme le dit excellemment M. Gourd, se confond avec la chose apparue ». Mais, tandis que les criticistes français ne séparent pas absolument les deux domaines : celui de la science et celui de la foi,

  1. Qui pourrait bien être aussi phénoménal, non en ce sens qu’il tombe actuellement dans le champ de nos consciences, mais en ce sens qu’il pourrait s’y trouver situé, au cas où nous serions appelés à un mode d’existence supérieur à l’existence présente.