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ANALYSES.j. gourd. Le Phénomène.

II. — La philosophie qu’on nous promet n’est assurément pas matérialiste ; inutile d’insister. Pour être matérialiste, ce n’est point assez de se tenir en garde contre les conclusions des matérialistes, il faut, en outre, se garder de leur méthode, et cela est d’autant plus facile qu’on est d’une nature d’esprit réfractaire aux habitudes d’observation et d’expérimentation externe : plus on aime à manier les concepts, moins on aime à manier les choses et plus on s’éloigne de la direction matérialiste ; or, il suffit d’ouvrir le livre de M. Gourd et d’en parcourir un petit nombre de pages pour s’assurer que ce qu’il prend pour les résultats de la science n’a rien de commun avec ce qu’un habitué des laboratoires appellerait de ce nom. Le regard est trop intérieur pour se laisser détourner de la considération des choses du dedans et, comme les conclusions d’un philosophe sont d’ordinaire en rapport avec ses habitudes d’esprit, il n’y a point de chances que de ces conclusions sorte un système aux allures matérialistes.

M. Gourd est-il spiritualiste ? À ses yeux il ne l’est pas, et l’on comprend qu’il ne croie point l’être, rien que par le titre seul de son livre : le Phénomène. S’il étudie le phénomène c’est qu’il n’admet rien au delà, c’est que pour lui la substance est un être chimérique : il n’est donc pas substantialiste et la plupart des spiritualistes le sont. N’étant pas substantialiste, il est, vraisemblablement aussi, réaliste : car, du moment où il nie la chose en soi, il ne peut voir dans le phénomène une sorte de rideau qui nous la dérobe, ou de voile qui la fasse transparaître. On s’attend donc à lui entendre dire qu’en dehors des phénomènes et des lois rien n’existe ou du moins rien d’assignable. L’impossibilité de savoir ce qui est au delà se confond avec celle de savoir s’il est quelque chose au delà ; tout au plus est-on en droit de dire que les choses jusqu’où ne peut aller notre regard ressemblent à celles jusqu’où il atteint et que le monde métaphysique est, au sens propre du mot, un monde métempirique, peuplé de phénomènes, que le nom de substance ne convient même pas à Dieu, si Dieu est, même pas aux esprits purs, s’il en est de tels, etc. La thèse fondamentale du criticisme français contemporain et celle de M. Gourd ainsi entendue ne différeraient point essentiellement l’une de l’autre. Et cependant il nous paraît bien qu’elles diffèrent ; et si elles diffèrent, comment le phénoménisme de M. Gourd peut-il rester fidèle à son titre, sans aboutir, soit à un illusionnisme assez voisin de celui de Schopenhauer, soit à une sorte de réalisme sans substance ainsi que pourrait être définie chez nous la doctrine de M. Renouvier ?

L’objet de la philosophie générale est, nous dit-on, le phénomène et le phénomène habite la conscience. Le monde de la conscience est, nous dit-on encore, celui de la science et de l’expérience entendue largement. Si l’on observe que a l’abstrait est un objet direct de pensée » et que, comme tel, il tombe dans le champ de la conscience empirique, on ne peut mettre en doute que l’expérience ne s’étende bien au delà du concret. Aucune science, d’ailleurs, ne peut être qu’au