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COLONNA D’ISTRIA.le génie et la folie

une vitalité intime qui s’agrandit par la liberté. Ils s’unissent alors d’eux-mêmes, s’arrangent suivant cette mystérieuse loi du rythme universel à laquelle aucun atome n’échappe et de laquelle vient toute harmonie. Alors se produisent « ces merveilles des songes » qui avaient déjà frappé le profond esprit de Leibniz et qui lui faisaient dire que dans le rêve nous inventons sans peine, et sans même en avoir la volonté, des choses auxquelles il faudrait penser longtemps pour les trouver quand on veille[1] ». La folie peut donner naissance à des combinaisons analogues. Le fou livré au désordre de ses impressions peut, sans le savoir, créer à nouveau un art ingénu, devenir éloquent de cette éloquence du corps parlant au corps et découvrir une poésie étrange et naïve où se traduit spontanément la sensation dominante. Mais alors même, et malgré toutes les apparences, il faudra séparer ces créations fortuites où d’elle-même la nature « travaille à la beauté » des œuvres où le génie met sa marque et dans lesquelles s’attestent la conscience et la volonté.

Le résultat le plus considérable qui se dégage de la belle étude de M. Lombroso, c’est que le problème du génie est enfin entré dans une nouvelle voie. Jusqu’ici une importance trop grande a été attribuée à certains caractères qui désormais nous apparaîtront comme extérieurs. L’essence intime du génie ne doit point être cherchée dans l’originalité qu’il est souvent malaisé de séparer de la bizarrerie et qui tient moins au génie lui-même qu’aux circonstances au sein desquelles il se manifeste. Portée à l’extrême, l’originalité nuit au génie en l’isolant, en le séparant trop de ses semblables. Le vrai génie doit s’unir puissamment à l’humanité, et pour cela ne point trop différer d’elle. Il en est de même de l’exaltation où l’on aime à voir se révéler la nature dernière du génie. Il est vrai que « l’inspiration, l’enthousiasme sont bien de l’essence de la création et que, comme nous pouvons être hors de nous en tombant par maladie ou par passion brutale au-dessous de nous-mêmes, nous pouvons être portés au-dessus de nous par l’inspiration[2]. » Mais en lui-même, l’enthousiasme est un phénomène superficiel qui peut accompagner tout état de conscience, exalter l’âme d’un Corneille et le cerveau stérile d’un Chapelain. L’enthousiasme accompagne le génie, mais ne nous en livre point le secret.

Enfin il serait injuste d’attribuer les miracles du génie à une puissance étrangère à l’être où elle s’exerce et où elle est en quelque sorte descendue : ce n’est pas l’inconscience qui est le caractère essentiel de l’inspiration. Il se peut que tout sorte de l’inconscient. Mais la supériorité de l’homme de génie ne doit point être rattachée au hasard. Comme on l’a bien dit, « ce n’est point là une supériorité accidentelle, subite, explicable seulement par une inspiration divine et momentanée dans un

  1. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce.
  2. Ravaisson, la Philosophie en France au xixe siècle.