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Il ne lui appartient point de transformer la médiocrité en grandeur. Le mattoïde n’est que le fantôme du génie.

De même, il n’est point vraisemblable que la folie se transforme spontanément en génie. Les pauvres produits de l’excitation morbide différeront toujours des chefs-d’œuvre de génie. La folie peut, en exaltant le talent déjà réel, lui communiquer une couleur et une intensité nouvelles. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Souvent même elle abolit les facultés antérieures. Si l’on examine le fou ordinaire, on voit que la plupart des caractères qui apparaissent dans ces ébauches où sa manie cherche à s’apaiser, tiennent à la folie elle-même. Il n’est point nécessaire d’invoquer le génie pour expliquer la bizarrerie, l’inutilité, l’absurdité que présentent ces infortunés essais. D’autres caractères très délicatement analysés par M. Lombroso, au lieu de nous mettre en présence du génie, évoquent soudain en nous l’image inattendue de l’enfant et du sauvage. Comme le sauvage, le fou est, dans ses dessins, épris du détail inutile et même absurde : il aime, comme le sauvage, les symboles où se satisfait mieux une pensée affaiblie ou naissante ; de même aussi, il s’acharne à reproduire avec une monotonie désespérée les mêmes détails dont il a été frappé naguère et qu’il est impuissant à chasser de son imagination. — D’autre part, il nous rappelle souvent par la naïveté de l’exécution, par la pauvreté de l’invention, les produits de l’art enfantin. Comme l’enfant, le peintre aliéné oublie dans ses dessins toute loi de perspective et de proportion[1]. Mais il serait trop cruel de sourire de telles maladresses qui marquent une irrémédiable et navrante décadence. Même la poésie de l’aliéné, quand elle n’est pas envahie par les images bizarres de son rêve, nous frappe par une ingénuité, une candeur tristement enfantines. — Pour expliquer des analogies si curieuses entre des êtres si différents, M. Lombroso invoque l’atavisme. En effet, il est permis de dire que le fou, le sauvage et l’enfant, peut-être même le criminel se trouvent tous au point duquel s’éloigne lentement l’humanité. Quelques efforts que l’hérédité nous épargne, l’enfant doit lui-même gravir la pente qui a été suivie par l’espèce entière et que vient de redescendre si douloureusement l’aliéné.

Tous ces fantômes suscités par la folie doivent aussi peu nous étonner que ces créations étranges du rêve où chacun de nous est pour un moment transformé en halluciné et même en aliéné. « Un rêve mis en action nous semblerait entièrement semblable à la folie[2]. » Dans le rêve comme dans la folie, les éléments si instables et si péniblement conquis de la personnalité[3] se dissocient et échappent à notre direction. Parfois aussi, nous les voyons se combiner dans des synthèses imprévues et originales, qui rivalisent avec les plus merveilleux produits d’une inspiration vraiment artistique. C’est que sans doute les éléments multiples par lesquels est constituée notre complexe individualité ont

  1. B. Pérez, l’Art chez l’enfant (Revue philosophique).
  2. Maudsley, la Pathologie de l’esprit.
  3. Ribot, les Maladies de la personnalité.