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COLONNA D’ISTRIA.le génie et la folie

vague où il y avait cependant comme un pressentiment de la vérité. Après Moreau (de Tours) dont la pensée véritable était méconnue, bien des personnes admettaient l’identité probable du génie et de la folie. En déterminant d’une manière définitive la nature exacte du lien qui unit ces deux faits, M. Lombroso permet enfin aux psychologues d’aborder un problème qu’ils avaient négligé jusqu’ici. Sans doute, il existe entre le génie et la folie une ressemblance qui touche à l’identité ; mais cette ressemblance est celle qui peut exister entre deux phénomènes organiques. Le même état nerveux accompagne le génie et la folie ; mais dans la conscience, ces deux faits restent distincts. Ainsi M. Lombroso se trouve avoir marqué la limite extrême où finissent les analogies et où commencent les différences.

Il est bien vrai que le génie peut donner naissance à la folie. Il est naturel que la plus haute supériorité ait souvent comme résultat indirect la plus terrible déchéance. Comme le génie marque le degré suprême auquel notre pensée s’élève, il peut et doit même être exposé aux plus nombreuses défaillances. Tendu à l’excès, le pauvre instrument humain peut se briser irréparablement. Les colosses de l’esprit peuvent être châtiés de leur grandeur par la dégénérescence, et il se peut que l’expiation devance les générations qui leur succéderont. La folie peut naître du génie comme la conséquence naturelle d’un développement excessif et trop rapide. Mais ces misères de grand seigneur » séparent le génie de la folie plus qu’elles ne l’en rapprochent.

D’un autre côté, en plaçant sous nos yeux les plus hautes manifestations psychiques auxquelles la folie peut donner lieu, en les mettant en regard de l’œuvre du génie, M. Lombroso a rendu toute confusion entre ces deux faits désormais insoutenable. La folie peut simuler le génie. Le matoïde peut nous donner l’illusion de la grandeur : mais pour expliquer un semblable mensonge, il est inutile de recourir au génie. Les causes sociales suffisent à expliquer l’erreur de la foule trompée par l’exaltation du mattoide. M. Lombroso nous montre d’une manière décisive comment l’aspect étrange du matoïde peut seul masquer sa faiblesse intime. Le matoïde est porté au premier rang par des forces sociales. Des hommes ignorants, esclaves de la sensation présente, peuvent voir un héros dans un fou vulgaire ; ils peuvent mettre un malade à leur tête et parfois même l’adorer. Mais le prestige du matoïde tient uniquement à la faiblesse de ses victimes. Le génie peut avoir ses charlatans qui s’élèvent à la faveur du milieu environnant, comme le grand homme lui-même peut s’abaisser par la même cause. Le matoïde est un faux homme de génie qui est souvent plus près de la foule que le grand homme et qui sait mieux tirer parti des circonstances. Mais dans le matoïde, ce que la foule adore, c’est elle-même, c’est sa propre médiocrité. L’humanité élève un autel à l’erreur du moment, au préjugé dominant. Entre toutes les idoles, l’homme adorera toujours celles qui symboliseront ses propres défauts et jusqu’à ses secrètes ignominies. Mais la foule n’a qu’un pouvoir : se tromper.