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LE GÉNIE ET LES MÉTAMORPHOSES DE LA FOLIE


La Nature n’aime point les orgueilleux. Elle veut que tout privilège soit suivi d’une expiation. Un savant italien, déjà célèbre parmi nous, M. Lombroso, déclare que le génie lui-même n’échappe point à cette loi. Il affirme que le génie n’est point une faveur enviable ; car il traîne à sa suite, comme conséquence inévitable, la folie. Vivre sans remords, dans la paix des fonctions corporelles, tel doit être l’idéal d’une humanité désabusée que la pensée a trop fatiguée. On répète, de toutes parts, avec tristesse que le temps des grands hommes s’en va. Cessons de nous alarmer d’une telle perspective. Oublions le prestige qui s’attache à toute grandeur et voyons dans le génie ce qu’il est en réalité, c’est-à-dire un phénomène très voisin de l’épilepsie[1]. Une pareille thèse n’est point nouvelle en France. Autrefois, l’un de nos aliénistes les plus connus, Moreau (de Tours), l’a soutenue avec beaucoup de vigueur et d’éclat[2]. Le livre de M. Lombroso soulèvera, il faut s’y attendre, bien des objections. Certaines attaques tiendront à une méprise très regrettable que l’auteur n’a point voulu provoquer. M. Lombroso n’a jamais pu admettre l’identité absolue du génie et de la folie. Il sait que le génie, dès sa naissance, diffère de tous les autres phénomènes quels qu’ils soient. Mais il pense et il a voulu établir que le génie avant d’apparaître à la conscience se rattache aux mêmes causes organiques desquelles sort la folie. Une telle parenté ne doit effrayer personne. La nature fait naître d’un germe analogue et sur la même motte de terre l’aconit et la violette, l’ortie et la rose[3]. Un même état de l’organisme peut-il donner naissance à deux faits aussi différents que le sont dans leurs manifestations le génie et la folie ? C’est là une difficulté que la science expérimentale doit seule résoudre, et nous n’avons point à pénétrer dans un tel débat. Mais il nous a paru que le livre de M. Lombroso pouvait indirectement projeter quelque lumière sur le problème philosophique de la nature même du génie. En vain, M. Lombroso, qui se défie avec raison de la métaphysique, a-t-il voulu n’être qu’un savant

  1. L’Homme de génie, IVe partie.
  2. Moreau, la Psychologie morbide.
  3. L’Homme de génie (préface).