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n’aura plus rien de moral ? L’intérêt que nous prenons à l’universel, c’est l’intérêt que nous prenons à l’univers, dont nous sommes membres, dont nous sommes citoyens ; c’est un intérêt naturel, et non supra-naturel. L’universalité purement logique ne nous intéresse que logiquement, comme êtres capables de généraliser, et cet intérêt logique est encore un intérêt naturel. Pour un intérêt naturel. Pour que l’universalité devienne morale, il faut qu’elle soit l’universalité d’un bien pour l’universalité des êtres : purement formelle, elle ne peut plus prétendre à cet intérêt supérieur que Kant lui attribue par rapport à la spéculation.

À vrai dire, toutes ces idées de noumène, de monde inconnaissable, d’universalité, sont des idées éminemment spéculatives : ce sont les derniers objets de la spéculation même. Leur intérêt est tout spéculatif, et ne devient pratique que par l’intérêt intellectuel et esthétique qui s’attache à des idées spéculatives pour un être pensant. Elles sont des perspectives ouvertes sur un horizon infini, immense, inaccessible : elles nous ravissent à nous-mêmes comme la vue de l’espace sans bornes du haut d’une montagne ; par cela même elles nous désintéressent de notre moi sensible pour nous faire vivre d’une vie intellectuelle. Elles ont, en conséquence, une valeur morale ; mais elles ne sont pas, en elles-mêmes, des impératifs ; elles n’ont pas un intérêt supérieur à celui de la spéculation, n’étant elles-mêmes, en quelque sorte, que des sommets de spéculation.

En résumé, ni dans le fond ni dans la forme, l’impératif catégorique, conçu à la manière de Kant, ne peut être posé comme un principe suprême auquel la spéculation devrait se subordonner. Son fond, nous l’avons vu, est absolument indéterminé et indéterminable : l’intelligible, malgré l’étymologie du mot, est pour Kant ce dont nous ne pouvons nous former aucun concept, ce dont nous n’avons aucune intelligence possible ; c’est donc un pur vide au delà de ce monde, vacuum. La forme d’universalité que Kant lui attribue est, ou illégitime dès qu’elle prend un sens positif, ou toute négative (comme l’universalité de l’être égal au non-être) ; c’est donc encore l’universalité du vide et de l’inconnaissable. Dès lors, tout ce que nous plaçons dans ce vide pour le remplir, — à savoir Dieu, l’immortalité, la liberté même (si on l’entend dans un sens positif), peut être pour Kant qu’un symbole destiné à satisfaire notre esprit et à rassurer notre cœur pendant que nous obéissons aveuglément à la loi morale.

De deux choses l’une. Ou il n’y a point de loi purement formelle et absolue commandant cette obéissance étrangère à toute considé-