Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/390

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
380
revue philosophique

un formalisme que nous ne saurions admettre[1] ; puis, que la forme impérative de la moralité est certaine apodictiquement, comme dit Kant, alors même que le fond nous échappe en entier ; ou encore, comme Kant le dit dans sa Logique, que le devoir est un « axiome ». Or, cette prétendue certitude d’un devoir tout formel nous semble insoutenable. Nous ne trouvons pas en nous de forme catégoriquement impérative en tant que telle, qui serait comme un vide aspirant à se remplir et demandant un contenu. De plus, la condition réelle du devoir, la liberté est, selon Kant, incertaine, et cette incertitude s’étend nécessairement sur le devoir même. La liberté, comme tout noumène, est un simple problème, une simple limite possible au monde de la science : peut-être sommes-nous libres dans un monde inconnaissable ; peut-être le monde de la nécessité n’est-il pas tout et est-il limité par un monde qui n’est pas nécessité ; — notion toute négative qu’exprime le mot en apparence positif de liberté. À ce « peut-être » s’en ajoute un autre : peut-être les lois de la nature, c’est-à-dire de la nécessité, ne sont-elles pas tout, et peut-être y a-t-il une loi du non-nécessité, une loi du non-naturel, une loi de la liberté, qui serait le devoir. Ce peut-être est encore plus problématique que les autres ; il devient même une spéculation aventureuse — disons le mot, illégitime — sur la nature des noumènes. En effet, comment comprendre que le non-nécessité ait une loi, quelque chose qui le lie et lui impose une nécessité d’un nouveau genre ? Comment la liberté nouménale, c’est-à-dire simplement cette chose indéterminée et indéterminable qui n’est pas la nécessité phénoménale (seule détermination qu’on en puisse fournir), peut-elle recevoir la détermination appelée loi, règle, nécessité d’agir en tel sens déterminé, devoir ? Si nous sommes vraiment libres quelque part de cette liberté transcendante, la loi doit s’évanouir à cette hauteur, comme tout ce qui rappelle les déterminations et nécessités de la nature. L’idée d’une loi de la liberté, au lieu d’être apodictiquement certaine, est donc ce qu’il y a de plus incertain ; elle est plus problématique encore que la liberté même. Bien plus, c’est un concept illégitime, parce qu’il constitue une détermination positive d’une idée qui, d’après Kant, doit demeurer indéterminée ; c’est une détermination du noumène. Enfin, cette détermination même est contradictoire, car elle revient à chercher quelque nécessité servant de loi à ce qui est, par définition, le non-nécessité.

Laissons donc l’idée d’une loi de la liberté pour passer à l’idée d’une liberté-loi. C’est peut-être, en effet, la liberté même qui est

  1. Voir notre Critique des systèmes de morale contemporains.