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simple opposition à la nature. » En d’autres termes, la liberté, fond de la moralité, c’est ce qui n’est pas la nature, c’est le non-naturel, dont notre connaissance ne peut rien déterminer ni définir. Comment alors un principe absolument indéterminé peut-il être l’origine d’un intérêt déterminé, d’un intérêt moral ? Comment, surtout, cet intérêt peut-il être supérieur : 1o à l’intérêt scientifique ; 2o à l’intérêt métaphysique ; 3o à l’intérêt techniquement pratique, qui dérive du savoir pour les applications à l’art, à l’industrie, au bonheur des individus et des sociétés ? L’intérêt de la liberté ainsi entendue est tout négatif ; il ne peut être que l’intérêt que nous prenons à nier la nature, à lui opposer quelque chose, sans d’ailleurs pouvoir déterminer positivement cette chose. En d’autres termes, de même que le noumène est un concept purement négatif et limitatif, de même l’intérêt du noumène est purement négatif et limitatif par rapport à l’intérêt du monde des phénomènes. Admettre les choses en soi, c’est simplement dire : — La nature et la pensée qui la pense ne sont peut-être pas tout, car la pensée même peut penser une négation de la nature, négation qui est peut-être en soi un néant, mais qui est peut-être aussi la réalité dernière. Que cette idée d’un autre monde (possible ou impossible, nous ne le savons pas), ait un intérêt et même une force, comme toute idée de l’esprit, c’est ce que nous sommes loin de nier, et nous l’avons nous-même montré ailleurs. Il importe que l’homme ne prenne pas le monde qu’il connaît pour le tout, pour un absolu : le concept d’un autre monde possible est comme le réductif de l’attachement exclusif au monde actuel ; en limitant ce monde dans notre pensée, il le limite aussi dans notre désir et dans notre volonté. Il nous donne, en d’autres termes, le sentiment du néant possible de ce monde, par cela même d’un pouvoir problématique que nous pourrions avoir de modifier ce monde. Mais l’intérêt du noumène ne devient positif que quand on substitue à cette formule négative : quelque chose qui n’est pas ce monde, la formule positive : quelque chose qui serait ce monde devenu meilleur. Alors aussi, contrairement à ce que croit Kant, l’intérêt redevient naturel, non surnaturel ; ce qu’on conçoit alors, ce n’est plus le noumène abstrait, mais un idéal plus ou moins concret, et cet idéal est au fond la nature même embellie, l’humanité améliorée, c’est-à-dire plus intelligente, plus aimante et plus heureuse. Si nous prenons intérêt à cette idée, c’est parce que nous prenons naturellement intérêt à l’intelligence, à la puissance, à l’amour, qui sont les éléments du bonheur, c’est-à-dire les éléments de l’intérêt même et de l’intérêt naturel. Il n’y a plus là rien de mystique. Dès lors aussi un pareil