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SUR LA PRIMAUTÉ DE LA RAISON PRATIQUE SELON KANT


I

Les deux arguments essentiels des kantiens sont : premièrement que tout intérêt, même celui de la spéculation, est pratique en définitive[1] ; secondement, que l’intérêt pratique pur ou intérêt moral est supérieur à tout.

Le premier de ces arguments repose sur l’ambiguïté du mot pratique, ambiguïté dont Kant abuse fréquemment dans tout le cours de son œuvre malgré les distinctions qu’il a lui-même établies. Ce mot signifie tantôt l’activité en général, tantôt l’application du savoir par l’art et l’industrie, ou technique, tantôt enfin la moralité. Au premier sens, il est vrai de dire que tout intérêt, même spéculatif, est pratique, parce que la spéculation est encore une action, un exercice de l’activité intellectuelle. Nous irons même plus loin encore que Kant ; nous dirons que toute connaissance, au lieu de demeurer purement contemplative, tend à se tourner en action et en mouvement, parce que toute idée est une force qui tend à produire un effet pratique. Mais comment en conclure la primauté de la morale sur la métaphysique ? Prenons maintenant le mot de pratique en son second sens, qui signifie la science appliquée à l’art, ou, comme dit Kant, la technique. Est-il vrai alors de dire que tout intérêt soit pratique et technique, même celui de la spéculation ? On peut prendre intérêt à la science pour la science même, à l’activité de la pensée pour cette activité pure, où Aristote voyait avec raison une joie en même temps qu’un acte. En outre, il y a dans la spéculation un côté esthétique que Kant n’a pas vu : la vérité nous intéresse par sa beauté propre. Non seulement l’intérêt intel-

  1. Critique de la Raison pure, trad. Barni, p. 325-328.