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d’elle-même ? Le P. Gratry la dénonçait avec indignation dans son livre les Sophistes et la Critique, sans songer qu’il frappait par là même peut-être sur la doctrine chrétienne. En effet cette thèse si révoltante du philosophe allemand qu’était-ce autre chose en réalité que la traduction abstraite et métaphysique de la doctrine des mystères ? On nous enseigne théologiquement qu’au-dessus de la région de l’entendement, à laquelle la vérité mystique apparaît contradictoire, il y en a une autre, où 1 est identique à 3, où Dieu est homme, où l’Eternel tombe dans la mort. Ce sont là des contradictions au moins apparentes qui cachent, dit-on, des vérités plus profondes, bien autrement intéressantes que les vérités terre à terre de l’entendement. Quoi d’étonnant qu’un philosophe ait traduit cela en langage rationnel et en ait fait une doctrine philosophique ? L’entendement, dira-t-il, ne voit les choses que d’une manière simple : une chose est elle-même et non pas une autre. L’un est l’un ; l’être est l’être ; l’homme est l’homme. Déjà une école de l’antiquité, poussant ce principe à l’extrême, avait nié la possibilité du jugement. Il ne faut pas dire, disait Antisthème, que l’homme est bon ; mais que l’homme est homme et que le bon est bon. Mais qu’est-ce que cela nous apprend ? Au-dessus de la philosophie de l’entendement est celle de la raison pure, qui nous apprend que l’identité ne produit rien et n’a qu’une valeur logique. La contradiction est la condition de la vie. L’un doit être multiple ; le même doit être autre, comme l’avait déjà pensé Platon. Ainsi la pénétration intime des contraires est le principe constituant de la réalité. Tel est le sens de la pensée de Hegel. Qui ne voit que c’est le principe même de la théologie introduit dans la métaphysique ?

Je ne doute pas non plus que le prestige exercé aujourd’hui sur les esprits par la philosophie de Kant n’ait sa raison dans ce sentiment du mystère, ce besoin de mystère que satisfaisait la religion, mais que la philosophie rencontre à son tour comme un de ses principaux ressorts. Si le kantisme n’était, comme on le dit, qu’une doctrine critique, s’il n’était que la négation de la métaphysique, pourquoi le préférerait-on au positivisme qui dit la même chose d’une manière beaucoup plus simple et beaucoup plus claire : mais c’est que le kantisme est toute autre chose ; c’est qu’il nous ouvre des perspectives que le positivisme ne connaît pas. Ce domaine des noumènes qui nous est fermé, et qui est cependant le seul réel, où nous pénétrons par la morale, c’est-à-dire par la foi, ces antinomies qui se concilient peut-être quelque part, ce moi qui se substitue à tout, et qui est tout prêt à redevenir Dieu, cette liberté autonome qui se donne à elle-même la loi, et des lois plus sévères qu’aucune de celles qu’im-