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plus exigeant, plus tyrannique que le souteneur mâle. » — Mais n’est-ce pas le cas de dire : corruptio optimi pessima, et de rappeler à notre auteur les litanies où la femme est tour à tour qualifiée porta inferi et janua cæli  ? Dans un passage de son livre, il lui échappe d’écrire sa propre réfutation : « Dans la débauche, dans la séduction, dans le concubinage, là où en définitive la femme est libre et où l’homme est le plus souvent responsable de l’inconduite où elle tombe, plus des trois quarts des attentats (compte rendu officiel) sont dirigés contre les femmes. » On voit à quel point l’homme est moins mauvais que sa compagne ! — Au moins faut-il reconnaître que M. Joly refuse d’admettre, peut-être in odium auctoris, l’idée de Lombroso, suivant laquelle le contingent de la prostitution devrait s’ajouter à celui de la criminalité féminine.

Telles sont, en substance, les principales idées développées, avec érudition et talent, dans la consciencieuse étude qui nous occupe ; elles suffisent à la signaler au public pensant et à lui donner un rang éminent parmi les publications du même genre. L’auteur nous y promet un prochain volume sur les causes sociales du délit ; nous l’attendons avec impatience. Peut-être l’idée-maîtresse de son livre s’y dégagera-t-elle enfin, ou plutôt y apparaîtra-t-elle sous une forme moins exclusivement négative que l’expression actuelle. Jusqu’ici tout l’effort de son esprit et toutes les parties de son ouvrage semblent converger vers cette conclusion, que le criminel est un homme comme un autre. Il le prouve, en combattant ses adversaires darwinistes par la méthode même du darwinisme. Darwin aussi avait montré que l’homme est un animal comme un autre, en abaissant les barrières des espèces et révélant la possibilité de les franchir. D’où vient cependant que l’œuvre du grand transformiste, en cela, n’a paru à personne avoir un intérêt simplement négatif ? Parce qu’il substituait à une théorie qui n’expliquait rien un essai d’explication de l’origine des espèces. Mais M. Joly n’abaisse les palissades un peu factices dressées par Lombroso entre son uomo delinquente et le reste de l’humanité que pour nous rejeter dans le giron de l’ancien spiritualisme, où l’on rend compte du mal par l’hypothèse de ce double arbitraire fondamental, la Grâce ou plutôt la Disgrâce divine et le libre arbitre humain ; il substitue à un essai d’explication telle quelle du criminel et du crime, bonne tout au moins à en susciter d’autres, une critique approfondie, mais stérile en soi. Il faut bien cependant qu’il y ait une raison psychologique et même physiologique, et non pas seulement sociale, pour que tel homme assassine et vole, pendant que ses voisins, élevés pareillement dans le même milieu, vivent et meurent inoffensifs. Cette raison, non seulement M. Joly ne l’a pas trouvée, — au fond, nous en sommes tous là, — mais je ne vois même pas qu’il se préoccupe beaucoup de la chercher. — Au demeurant, nous devons nous contenter, et c’est facile, de ce qu’il nous donne pour le moment, et ne pas désespérer de l’avenir.

G. Tarde.