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soi-même ». Il faut lire une de ses plus belles pages sur ce thème (p. 220). — Mais cette maladie de la volonté, d’où naît le crime (et que le crime aussi bien fortifie), en quoi consiste-t-elle ? En un grand affaiblissement, non en un affranchissement véritable du vouloir. J’ai été surpris de voir M. Joly, à cette occasion, malgré la courtoisie ordinaire de sa discussion, chercher une petite querelle à M. Ribot. Peut-il croire, vraiment, qu’en donnant incidemment le nom de « sentiments dépressifs » à la crainte ou au respect « des personnes, des usages, des lois, de Dieu », M. Ribot ait méconnu la noblesse de ces freins supérieurs de la volonté ? Autant vaudrait reprocher à nos anatomistes de rabaisser les centres intellectuels du cerveau parce qu’ils les regardent comme essentiellement modérateurs. Modérer, réprimer, déprimer les impulsions aveugles ou funestes, c’est la fonction souveraine, dans le cerveau comme dans l’État. Voilà pourquoi, quand les craintes et les respects salutaires dont il s’agit s’usent et se brisent, la volonté voit s’ouvrir devant elle de nouveaux débouchés d’action, et, en ce sens, est réellement plus libre ; ce que M. Joly reconnaît implicitement lui-même, en un autre endroit : « Corrompre quelqu’un, lui apprendre les secrets du mal, cela s’appelle l’affranchir », expression d’argot, « terriblement expressive », dit-il. Il n’en est pas moins vrai, et M. Ribot certainement serait le dernier à le nier, qu’à s’affranchir de la sorte la volonté du délinquant s’affaiblit, comme, à force d’émotions violentes, sa sensibilité va s’émoussant.

Cependant, sa conscience reste capable de remords jusqu’au moment où elle est faussée et pervertie à fond par la promiscuité de la prison commune. Mais alors « la société à laquelle le prisonnier va s’adapter, c’est la société des malfaiteurs. C’est là qu’il va chercher la sympathie, le concours, l’encouragement, la louange, l’estime et l’admiration. » Ce passage d’un milieu à un autre exige cette perversion du sens moral comme le passage de la vie aquatique à la vie aérienne suppose la transformation de la trachée en poumon. Pourtant, même en cet état de dégradation consommée, le criminel est susceptible de bons et généreux élans (p. 234 et s.). Dans ses derniers moments, sur l’échafaud ou à l’hôpital, il semble renaître passagèrement à la vie honnête, comme le fou mourant à la raison, si l’on en juge par le réveil, presque sans exception à cette heure, de ses sentiments religieux (p. 241). En 30 années, un seul condamné a refusé les secours de sa religion. « Réunis, les détenus sont ordinairement obscènes et raillent grossièrement les ministres du culte. Isolés, ils les accueillent avec une reconnaissance qui n’a rien de feint. » Cela rappelle ces hommes du peuple qui, dans certaines provinces, saluent encore respectueusement, quand ils les rencontrent dans les champs, les représentants des anciennes classes dirigeantes, mais non sur la place publique de leur village. Simple survivance peut-être ; mais il est des survivances qui ont si longue vie !

Sur les différences essentielles entre le crime et le suicide, tout ce