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ANALYSES.carrau. Philosophie religieuse en Angleterre.

Tout dépend de l’esprit auquel on obéit et du sentiment qui accompagne ces déclarations. L’agnosticisme peut n’être, je l’avoue, qu’un autre nom du scepticisme, mais il peut être aussi profondément religieux, plus religieux que tous nos efforts pour mettre en formule l’infini réduit à notre taille. N’est-ce pas Max Müller qui a dit que toutes les tentatives des religions pour saisir et fixer leur objet, si touchantes qu’elles soient, le font penser au travail de gens qui, pour atteindre le ciel, mettraient bout à bout des échelles ? L’effort de la « philosophie religieuse » me fait juste la même impression.

Elle est toutefois un noble usage de la raison, et désintéressé, tandis que le commun caractère des religions positives, c’est presque toujours plus ou moins, selon la remarque d’un des hommes qui en connaissent le mieux l’histoire, « de chercher à mettre la main sur le Dieu, » pour détourner ses coups et s’assurer ses faveurs. En ce sens, on ne peut que s’associer au vœu patriotique, exprimé en une belle langue par M. Carrau, de voir la jeunesse de notre pays s’intéresser toujours à ces hautes questions et ne point donner à l’étourdie dans les négations tapageuses, qui, n’eussent-elles pas d’autres dangers, dénoncent pour le moins un pauvre état de cœur et d’esprit. Il me souvient d’avoir moi-même demandé quelque part que la jeunesse des lycées ne cessât pas, malgré l’opinion contraire de l’école positiviste, d’être initiée aux grands problèmes métaphysiques, voire aux discussions de la théodicée traditionnelle, ne fût-ce que pour connaître la difficulté des questions et la profondeur de notre ignorance, condition essentielle de la modestie, de la tolérance et de la véritable culture ; j’ajouterai, condition indirecte, mais sine qua non, d’une religion éclairée, philosophique autant qu’elle peut l’être.

Mais la religion la plus philosophique sera toujours autre chose que la philosophie religieuse. Elle commence où celle-ci finit. On n’est pas religieux par la pénétration dialectique : on l’est par une certaine façon de sentir et d’accepter (je ne dis pas de comprendre) l’existence et les ténèbres qui l’enveloppent, la vie avec ses peines et ses joies, le devoir surtout. On l’est par un sentiment vif de l’ordre universel et de la beauté du monde, par sympathie générale, par bonté. Dans le silence de la logique, si vite à bout d’arguments, la sensibilité esthétique et morale mène seule le philosophe à la religion, à une religion faite non de dogmes, mais d’aspirations, non de preuves, mais de vagues et discrètes espérances, non de lumière enfin, mais de chaleur. Je ne saurais dire combien la dialectique y mène peu. Et si je n’avais peur de paraître pousser jusqu’au paradoxe, d’exprimer surtout à propos du beau livre de M. Carrau une impression qu’il donne moins que tous ceux du même genre, je dirais qu’à mon sens, il y a quelque chose presque d’irréligieux, de moins religieux, dans tous les cas, à raisonner si bien de ces choses, à vouloir en être si sûr et y voir si clair.

Henri Marion.