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rique du moment qu’on se flatte de prouver ; il substitue au raisonnement fondé sur le principe de contradiction, qui est stérile et dans la vertu duquel on voudrait voir M. Carrau moins confiant, un raisonnement tout moral fondé sur le principe de raison suffisante. À cela près, l’inspiration est la même, elle a dicté à M. Carrau des pages vraiment belles.

Faut-il le dire, pourtant ? on en serait plus touché si ces pages se présentaient sous un jour un peu différent, si l’auteur, moins sûr de son fait, n’y donnait pas les choses pour plus claires qu’elles ne le sont. Cartésien pur, avide de clarté, il exprime en termes intellectualistes qui la faussent presque à force de la préciser, une indication qui est bien plutôt de l’ordre du sentiment et qui ne vaut, selon nous, qu’à ce titre. Il a beau dire, on ne lui accordera plus guère, après Hume et Kant, des phrases comme celles-ci, qui répètent simplement le vieil argument ontologique et tirent par voie d’analyse l’existence du parfait de l’idée qu’on en a : « Le parfait n’est tel qu’à la condition d’être absolu, objectif…, ou je ne le pense pas du tout, ou ma pensée lui attribue l’existence… L’acte même de penser le parfait emporte pour l’esprit l’existence nécessaire du parfait… On le saisit parfait, c’est-à-dire ne pouvant pas ne pas exister. » C’est trop vouloir forcer la conviction, l’esprit régimbe. Bossuet est plus habile en ne voulant qu’entraîner et persuader. Je sais bien que l’essence de la philosophie est de vouloir tout réduire en idées claires ; qu’en philosophie, selon le mot de Bayle, le comprendre est la mesure du croire » : aussi est-ce pour cela que philosophie et religion sont deux choses à jamais distinctes. Distinctes ne veut pas dire contradictoires ; et je n’irais pas jusqu’à dire que l’expression philosophie religieuse enveloppe une contradiction intime. La philosophie pose les problèmes, elle les agite, elle se convainc de son impuissance à les résoudre de manière à se satisfaire. C’est beaucoup, et c’est assez, s’il résulte de cet examen que les négations cavalières sont aussi vaines que les affirmations naïves ; s’il reste de ces recherches comme une purification de la pensée orientée vers les hauteurs, et une présomption générale que ce monde tel qu’il nous apparaît, loin d’être à lui-même sa propre explication, n’est qu’une face transitoire, un moment, une ombre de l’être. Le champ reste libre à la croyance, pourvu qu’elle soit philosophiquement avouable ; mais la devise de la philosophie en ces matières devrait être la belle parole de Lequier : « Lorsqu’on croit de la foi la plus ferme posséder la vérité, il faut savoir qu’on le croit, et non pas croire que l’on sait. » La religion fait fausse route qui veut se donner des airs de science.

M. Carrau peut d’après cela juger de l’indifférence relative où nous laisse sa savante et pressante discussion de l’agnosticisme de Spencer. Appeler l’Inconnaissable l’être en soi que l’instinct général appelle Dieu, déclarer insondable le mystère des origines et des fins, insaisissable le dernier mot des choses, vains par conséquent, autant que respectables, nos dogmes et nos systèmes, cela lui semble une profanation.