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convenait ses théologiens dans leurs déductions et ses philosophes dans leurs doutes, je voudrais qu’il eût dit quelque part, comme il eût su le dire, ce qui sans doute lui brûlait les lèvres, car je crois partout l’entrevoir, comme sa pensée de derrière la tête : l’insuffisance radicale de la dialectique en ces matières, la disproportion incommensurable de ses efforts avec l’objet qu’il s’agit d’atteindre. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de se tirer à peu près elle-même des difficultés qu’elle se crée, des labyrinthes dans lesquels elle s’égare. Le mieux qu’elle réussisse à prouver, c’est que les questions demeurent entières après que la critique a montré la pauvreté de nos solutions, et que les mêmes raisons qui font la thèse toujours précaire rendent indémontrable l’antithèse, de sorte que le champ est libre à la croyance. Au fond, M. Carrau ne prétend pas à plus qu’à établir des présomptions en faveur des croyances qui lui sont chères. Si, comme je le pense, il lui suffit qu’elles soient possibles au regard de la philosophie et point absurdes, que ne l’a-t-il dit plus expressément au lieu de nous laisser l’impression qu’il est encore, près de cent ans après Kant, de ceux qui espèrent trouver Dieu au bout d’un syllogisme !

Je sais qu’il a écrit ce passage et d’autres de ce genre : « Le déisme du xviiie siècle faisait preuve d’une certaine inintelligence en simplifiant à l’excès sa philosophie religieuse. On a beau vouloir tout ramener à la mesure de la raison, ou plutôt de sa raison, prétendre enfermer la science des choses divines en un petit nombre de formules très claires et toutes populaires ; la raison même soulève de nouveaux problèmes, brise le cadre artificiel des formules, obscurcit une évidence de surface, répond sans cesse aux affirmations par des doutes et des négations qui sollicitent des recherches toujours plus âpres, en sorte que la pensée vraiment religieuse ne peut jamais se satisfaire de ses conquêtes… » Mais la fin de ce passage même prouve assez qu’il est écrit contre les prétentions d’une raison simpliste, non contre celles de la raison discursive en général : « Plus la raison, dit-il, s’enfonce en des profondeurs, plus elle aperçoit devant elle un champ d’investigation infini comme son objet. » N’est-ce pas laisser entendre que pour lui la raison de proche en proche peut atteindre Dieu ?

Cette conviction, à coup sûr, lui est commune avec assez de penseurs de notre temps encore pour qu’il se trouve en bonne compagnie ; mais le soin même qu’il prend de se montrer d’accord, à des nuances près, avec toute l’école spiritualiste, de s’appuyer de l’autorité de MM. Ravaisson, Janet, Jules Simon, Lévêque, Nourrisson, de citer avec honneur même ceux dont il s’écarte comme M. Vacherot, lui donne trop souvent l’apparence de redire à peu près ce que d’autres ont dit et de nous faire repasser par des chemins connus. On s’étonne de voir s’en tenir presque à la théorie classique et n’aspirer guère qu’à en étayer les murs et en réparer les brèches, un esprit si large et si parfaitement informe. Difficilement on trouverait un philosophe de notre génération moins touché par l’influence kantienne, et qui, sachant si bien comment