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dre. Peut-être M. Carrau ne prend-il pas assez garde que Berkeley est un théologien, un évêque, et que la théologie n’a pas de patrie ; elle pèse d’un poids uniforme sur les esprits en tout pays : elle tend à effacer plutôt qu’à accentuer les différences nationales. Qu’eût été Berkeley sans la double influence de son éducation théologique et de Malebranche, prêtre et théologien lui aussi ? Nul ne le sait, mais, dans cette hypothèse seulement, les dogmes auxquels l’aurait conduit sa raison seule pourraient être justement attribués en propre à la philosophie anglaise. La philosophie religieuse qui procède de la métaphysique berkeleyenne se développe en Angleterre, mais n’a rien de particulièrement anglais.

Certes, on ne peut faire que la philosophie religieuse d’un pays ne porte la marque de la religion qu’on y professe, et que l’Angleterre ne soit, ne fût surtout il y a deux cents ans, profondément chrétienne. On le voit chez Locke aussi, dont le « Christianisme raisonnable » est en somme tout le credo métaphysique. Mais cela même était à dire, et les raisons pour lesquelles il regarde l’acceptation générale d’un tel credo, du moins réduit à un minimum, comme nécessaire à l’ordre public, partant exigible de tous les citoyens. Cette limite imposée à la liberté de conscience par le philosophe qui en a le premier et peut-être le mieux établi la théorie, la façon dont ce philosophe refuse la tolérance aux athées à la fois et aux papistes, ceux-là exclus de la cité comme n’offrant pas assez de garanties morales, ceux-ci comme ne pouvant justement revendiquer une liberté qu’ils refuseraient aux autres, — voilà qui met en pleine lumière l’esprit d’un homme, d’un temps et d’un pays ; voilà qui nous en apprend plus sur l’histoire de la philosophie religieuse en Angleterre que l’analyse des plus subtils écrits théologiques.

On dira peut-être que Locke, dans son Essai sur la Tolérance, dans son Projet de constitution pour la Caroline, dans toutes les pages où éclate l’esprit que nous venons de dire, envisage la religion au point de vue politique. Oui, mais cela encore n’est-il pas bien anglais ? Certes, le sentiment religieux proprement dit est sincère et vivace chez ce peuple ; il est, on ne peut le nier, l’inspiration commune de tant de sectes diverses qui s’y partagent l’opinion. Mais on ne peut nier non plus que ce sentiment ne se marie toujours et souvent ne s’identifie avec celui de l’ordre social et de la convenance publique. Non seulement l’attachement de la majorité à « l’Église d’Angleterre » est une partie de l’esprit national et du loyalisme ; mais il n’est pas une secte dissidente qui ne croie la société intéressée à son triomphe et ne prétende servir l’État mieux que toute secte rivale. Si on ne les voit pas se proscrire les unes les autres au nom de l’intérêt public, c’est que l’esprit de liberté est aussi général et non moins fort que l’esprit religieux lui-même ; c’est que toutes les sectes sont nées de la liberté, et qu’elles ne pourraient d’ailleurs sans absurdité faire appel au bras séculier, dont elles seraient les premières victimes si elles le mettaient en mou-