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pratique et à ne pas donner des mots pour des raisons. Je ne vois guère quel plus grand service on pourrait rendre, que d’écrire sur le droit un livre excellent qui se fasse lire.

M. Beaussire souhaite pour le sien surtout deux sortes de lecteurs : les élèves en droit et les élèves en philosophie. Il y a tant d’écart parfois entre le droit écrit et le droit naturel ; il entre dans le premier tant d’éléments plus ou moins impurs dont le second tâche de s’affranchir, qu’on peut se demander si l’étudiant en droit, plongé comme il l’est dans le contingent, voué aux explications historiques, et pour qui les faits législatifs et judiciaires seront toujours, après tout, les meilleures raisons, est un lecteur spécialement préparé à goûter un traité de droit naturel. S’il le goûte, il en sera un meilleur esprit, sans doute, mais non peut-être un meilleur jurisconsulte. Rien n’est toutefois plus désirable, je l’avoue, pour les honnêtes gens qui seront ses justiciables, s’il doit être un jour magistrat, et pour le pays, s’il doit être à son tour législateur.

Pour l’élève en philosophie, au contraire, nul doute n’est possible. À ne le prendre que pour ce qu’il est, pour un jeune homme qui achève ses études et dont l’éducation va prendre fin, qui sera demain membre d’une société policée et citoyen d’un pays libre, on cherche en vain quelle partie de la philosophie lui pourrait être plus utile que celle qui l’initie d’une façon à la fois si élevée et si pratique à la vie sociale. Il est à peine croyable à quel point notre enseignement philosophique, là même où il est le meilleur, laisse souvent à désirer sous ce rapport. Dans une pratique déjà longue, je n’ai pas obtenu une fois sur vingt d’un candidat au baccalauréat une réponse correcte à cette question : « Qu’est-ce que le droit ? » et très souvent je n’ai pu obtenir aucune réponse quelconque, d’élèves d’ailleurs suffisants ou même bons. Il semble que la question les déconcerte, soit qu’on l’ait négligée dans les cours comme trop facile apparemment, soit qu’on ait passé trop vite, comptant sur le bon sens et l’habileté de chacun pour transposer au besoin en termes de droit ce que la tradition classique veut qu’on présente plutôt en termes de devoir. Mais, devoir ou droit, toutes les fois qu’on pose une question bien déterminée de morale pratique, on constate presque invariablement une pauvreté de notions et une maigreur de réponses, qui n’est égale, je crois, dans aucune autre partie du programme. À peine tire-t-on d’un bachelier, à cet égard, ce que donnent couramment aujourd’hui les enfants sortant de l’école primaire. Quelque optimisme qu’on y mette, et quelque confiance complaisante qu’on veuille avoir dans le développement ultérieur des esprits par l’effet éloigné et indirect de la culture classique, il est difficile, on l’avouera, d’être satisfait d’un tel état de choses. L’année de philosophie pourrait être, je n’en doute pas, quant à moi, employée d’une façon plus fructueuse pour la préparation à la vie, sans préjudice d’aucune sorte pour l’élévation de la culture. Ce ne serait pas, en effet, une préoccupation basse ni platement utilitaire, que celle de faire des esprits