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REGNAUD. — l’évolution phonétique du langage

qui peut porter 100 kilogr., mais aussi et à plus forte raison 50. En matière phonétique, les faibles, ou ceux qui ne pouvaient que le moins, ont fatalement créé les variantes ; tandis que les forts, qui pouvaient à la fois le plus et le moins, ont saisi avec empressement l’occasion d’une moindre fatigue qui leur était offerte par l’exemple des faibles.

Il en résulte que tous les changements phonétiques spontanés ont ce caractère commun d’avoir pour cause première un effort musculaire moindre que celui requis pour l’émission du son dont ils procèdent, dans la mesure où les aptitudes vocales plus ou moins latentes, communes à la plupart des hommes, permettent ces changements.

Si l’on s’étonnait que l’éducation naturelle de la voix humaine fût ainsi en quelque sorte l’œuvre des infirmes, il conviendrait de rappeler qu’il en est absolument de même pour l’éducation de la main qui s’est faite aux dépens de sa force musculaire, comme on le voit par la dextérité de celle de la femme ou du musicien instrumentiste aux doigts grêles, comparée à la rudesse inhabile, mais vigoureuse, de la main du terrassier ou du laboureur.

Le jeu et l’économie des forces physiologiques se traduisent encore dans le langage par des effets très curieux qui consistent, non plus dans la création de sons faibles auprès des sons forts, mais dans la substitution instinctive de ceux-là une fois créés à ceux-ci, dans des conditions que nous allons examiner.

Rappelons tout d’abord que les sons dont la réunion compose un mot exigent, pour que l’unité d’un mot donné soit mise en relief auprès de celle des autres mots d’une même phrase, d’être énoncés d’une manière continue : quelle que soit la longueur du mot, la voix le prononce sans pause de la première lettre à la dernière. Il en résulte une somme de dépense musculaire d’un seul jet, proportionnelle en même temps au nombre des sons qui composent le mot prononcé et à l’intensité de chacun d’eux. C’est ainsi que, d’une manière générale, les dérivés et les composés nécessitent une dépense musculaire dans la prononciation plus grande que celle dont il est besoin pour les mots primitifs ou pour les mots simples. Tel est, par exemple, pour le premier cas, le latin sculptura auprès de sculptor, et, pour le second, conficio auprès de facio, et iners auprès de ars.

Or, comme il est facile d’en juger par la comparaison de ces mots entre eux, et comme on pourrait le montrer par une infinité d’autres semblables empruntés à toutes les langues d’origine indo-européenne, les dérivés et les composés présentent en général, eu égard