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REGNAUD. — l’évolution phonétique du langage

phonétiques. La raison en vertu de laquelle, par exemple, le digamma a disparu en grec dans les dialectes autres que l’éolien, est le point de départ d’une loi phonétique. Or les lois phonétiques ainsi conçues sont, comme l’a très bien vu M. Bourdon, d’origine essentiellement individuelle[1]. Il est inadmissible que le fait particulier de prononciation qui consistait à ne plus laisser entendre le digamma se soit produit en Grèce au même moment chez plusieurs individus différents ; il y aurait eu là une sorte d’épidémie dialectique dont on n’a jamais, que nous sachions, constaté d’exemple et à laquelle il serait difficile d’assigner une cause rationnelle. Mais une conséquence forcée de l’origine individuelle des lois phonétiques, c’est que la propagation de leurs effets ne saurait résulter que de l’imitation. On peut supposer, et nous aurons à revenir sur ce point, que la première personne qui n’a plus prononcé le digamma y était contrainte par une nécessité physiologique, mais on doit admettre que la multitude de ceux qui ont fini par faire de même n’avaient d’autre raison pour cela qu’un usage remontant directement ou indirectement à l’auteur de la prononciation nouvelle. C’est donc pour celui-ci seulement et dans l’hypothèse, très vraisemblable d’ailleurs, que la particularité phonétique dont il a été l’initiateur tient à un état spécial des organes de la voix, qu’il y a loi, au sens que le mot a reçu en philosophie et dans les sciences naturelles. Pour tous les autres il n’y a qu’usage, ou habitude contractée par suite d’imitation, bien loin qu’il y ait loi, et même loi absolue, comme l’ont affirmé les néo grammairiens. Que sous l’effet de circonstances favorables, telle ou telle loi phonétique particulière ait vu généraliser ses effets par l’usage, d’une manière plus ou moins complète, au sein d’un groupe social homogène, c’est ce qu’il serait puéril de nier ; mais il est plus puéril encore de prétendre que la propagation s’en est faite d’une manière absolument générale et sans laisser place à aucune exception. En fait et pour reprendre l’exemple déjà cité, la coutume de laisser tomber le digamma s’était propagée même dans les pays de dialecte éolien, mais sans s’étendre encore à tous les cas à l’époque d’où datent les documents qui nous restent de ce dialecte. Il est infiniment probable qu’il en a été de même dans les régions où l’on parlait le dialecte attique et que, si nous en possédions des témoignages remontant par exemple au ixe siècle avant notre ère, nous y constaterions, comme dans l’éolien du vie ou du ve siècle, des traces sporadiques de la présence du digamma. Il en est des cou-

  1. Cf. notre Origine et philosophie du langage, p. 187, où la même théorie se trouvait déjà exprimée.