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BEAUNIS. — la douleur morale

déterminer chez certaines femmes nerveuses une terreur folle, incompréhensible. Il faut remarquer du reste que les excitations venues du dehors ou de l’intérieur de l’organisme ne peuvent arriver aux centres psychiques qu’après avoir traversé les centres sensitifs proprement dits.

2o Dans la douleur physique, l’élément physique précède l’élément moral ; dans la douleur morale, l’élément moral est primitif et l’élément physique consécutif ; en résumé, l’ordre de succession varie dans les deux catégories de douleurs.

3o En général, les douleurs morales sont plus persistantes que les douleurs physiques et survivent à la cause qui a produit la douleur. Cette différence s’explique facilement. Dans la douleur physique, quand la cause de la douleur disparaît, la douleur disparaît avec elle et il succède à cette disparition un sentiment de plaisir qui fait bien vite oublier la douleur passée. Tous ceux qui ont souffert savent quelle sensation délicieuse on éprouve quand on cesse tout à coup de souffrir après des heures d’intolérables douleurs. Dans la douleur morale au contraire, il n’en est pas de même ; la cause qui a produit la douleur ne cesse pas si vite ; elle persiste ordinairement ; tout n’est pas fini avec la mort de l’être aimé et avec la première explosion de la douleur ; tous les souvenirs, toutes les pensées qui se rapportaient à l’être perdu ne sortent pas d’un coup de l’esprit ; tout le mécanisme cérébral, disposé en vue d’un certain mode d’activité, est à refaire et à réorganiser de nouveau ; c’est toute une vie à changer, de nouvelles habitudes à prendre et il faut un temps bien long parfois pour que le désarroi cérébral fasse place à l’ordre et au calme. Mais ce qui cause surtout la persistance des douleurs morales, c’est le sentiment de l’irréparable, qui est au fond de presque toutes ces douleurs, c’est l’idée que tout est perdu, sans espoir. La mère qui sait qu’elle ne reverra plus l’enfant qu’elle a vu mourir dans ses bras, l’artiste qui s’aperçoit qu’il ne pourra jamais réaliser l’idéal qu’il a rêvé, l’inventeur dont la découverte est traitée de folie, le poète dont les vers, qu’il croit inspirés, ne provoquent que le rire, le penseur qui cherche la vérité et ne trouve que le doute, le chrétien qui voit sombrer sa croyance et sa foi, ont tous ce sentiment de l’irréparable, du perdu sans retour, qui ne laisse après lui que le néant et le désespoir.

Comment comprendre maintenant l’évolution de la douleur morale dans l’individu et dans la série des êtres ?

Chez les enfants, les rudiments de la douleur morale se montrent dès les premiers temps de la naissance ; mais c’est encore bien vague et à peine perceptible ; tout au plus l’enfant indique-t-il par