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BEAUNIS. — la douleur morale

sirs ; le cours de notre vie suit son trajet normal, régulier, sans secousses ; rien ne trouble la sérénité de notre existence. Tout à coup, dans ce calme qui nous paraît tout naturel et auquel on s’habitue si facilement, éclate la triste nouvelle, arrive la dépêche qui nous apprend la mort d’une mère, d’un enfant. Au moment où ce coup vous frappe, toutes les actions physiques et psychiques sont arrêtées brusquement et comme enrayées par un frein puissant, il semble que la vie va vous manquer, les yeux se troublent, le cœur et la respiration s’arrêtent, la gorge se serre et ne peut plus avaler, la bouche ne peut articuler un son, les jambes fléchissent ; puis, après ce premier moment de stupeur physique qui ne pourrait se prolonger sans compromettre l’existence, toutes les fonctions reprennent, mais avec des caractères qui révèlent la perturbation profonde du système nerveux et le bouleversement général de l’organisme, avec tout le cortège habituel des douleurs intenses.

Que s’est-il passé ? Un mot, une phrase ont suffi pour détraquer ce mécanisme cérébral si parfait tout à l’heure et où tout marchait si bien.

C’est que ce mot, cette phrase ont réveillé en nous tout un monde de souvenirs liés à notre existence tout entière et au plus intime de notre être. Cette mère que nous avons perdue, c’est toute notre enfance qui nous revient ; ce mot, le premier que nous avions bégayé, c’était pour nous tout un symbole, c’étaient nos premiers pas dans la vie, nos premiers désirs, nos premières peines et aussi nos premiers bonheurs ; c’était toute cette période de notre existence, subitement remémorée, dans laquelle tous nos actes, toutes nos sensations, toutes nos pensées se rattachaient à l’être qui nous soignait, nous protégeait, nous aimait et que nous venons de perdre. Nous nous apercevons alors qu’il n’y a pas, pour ainsi dire, d’acte cérébral, de pensée qui ne nous la rappelle par quelque côté, pas de souvenir qui ne réveille son souvenir, que mille fils invisibles, et dont nous avions à peine conscience, la rattachaient à tout notre être et que ces fils viennent d’être brisés à jamais.

Que veut dire tout cela en langage physiologique ? Une grande partie de nos acquisitions, sensations, perceptions, émotions, idées, etc., nous viennent de notre enfance et principalement de notre première enfance et ce sont précisément les acquisitions fondamentales qui constituent, avec les aptitudes héritées, la base de toute notre vie morale et intellectuelle ; tous ces souvenirs sont liés intimement à une autre série de souvenirs, à ceux des objets qui nous entouraient au moment où nous les avons acquis et plus encore à celui des personnes au milieu desquelles nous vivions ; ainsi telle