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Il poursuit un problème abstrait, il entrevoit ou il croit entrevoir, comme dans un brouillard léger, la lueur, pâle encore, de la vérité, de cette vérité qu’il cherche depuis si longtemps et qui va enfin apparaître à ses yeux ; vain espoir ; au moment où il croit l’atteindre, il s’aperçoit qu’il n’a devant lui que le néant, l’obscurité, la nuit, l’abîme de Pascal ; sa méditation, son raisonnement sont arrêtés brusquement non par une cause extérieure, mais par la faiblesse même de son intelligence, par l’impuissance de son génie.

Des exigences de famille, des convenances sociales l’ont arraché pour quelque temps à ses pensers habituels. Le voilà lancé dans les banalités des conversations courantes, dans les futilités des papotages mondains, dans le tourbillonnement des paroles inutiles ; il essaye bien pendant quelque temps de faire bonne figure et de se mettre à la hauteur, il tente quelques timides incursions dans ce domaine auquel il est si foncièrement étranger, mais son besoin d’abstraire, de méditer le reprend peu à peu ; ce besoin devient tout à fait impérieux ; il y cède enfin et quelques monosyllabes purement réflexes viennent seuls révéler sa présence, pendant que son esprit, se détachant de tout ce qui se dit autour de lui, poursuit obstinément son idée.

Dans les exemples que je viens de donner et spécialement dans le dernier, il s’agit de souffrances purement intellectuelles et cependant en les analysant on y retrouverait encore, quoique à faible dose, cet élément physique qui accompagne toujours une douleur morale. Dans la fatigue intellectuelle, ce sera la douleur de tête ; dans l’arrêt brusque de l’activité mentale, ce sera le choc physique, palpitation, malaise, oppression, céphalalgie, qui accompagne la déception morale, et quelquefois ce choc physique peut conduire presque à la folie ; qu’on se rappelle l’exemple de Pascal ; enfin, l’inaction prolongée détermine, en même temps que le besoin intellectuel, un état d’impatience nerveuse, d’agitation musculaire, en un mot une réaction physique plus ou moins pénible jusqu’à ce que le besoin d’activité intellectuelle soit satisfait.

Mais ces souffrances intellectuelles sont l’exception. Prenons un exemple plus commun de douleur morale. Nous apprenons, je suppose, la mort d’une personne qui nous est chère, d’une mère, d’un enfant. C’est là malheureusement ce qui se présente chaque jour et ce que chacun de nous connaît par expérience. Et à mesure que nous avançons en âge, cette douloureuse expérience se répète et s’accroît. Vivre, c’est survivre, a dit un auteur, et plus nous allons, plus nous reconnaissons la réalité de cette triste et mélancolique pensée.

Nous sommes en plein courant d’activité vitale ; nous nous occupons tranquillement de nos travaux, de nos affaires ou de nos plai-