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BEAUNIS. — la douleur morale

l’existence propre et indépendante des centres émotifs, question dont j’ai parlé à propos des sensations émotionnelles.

L’activité de ces centres psychiques s’exerce évidemment d’après les mêmes lois fondamentales que celles des autres centres nerveux ; elle est soumise aux mêmes conditions physiologiques et peut être favorisée ou troublée par les mêmes causes. Nous devons donc retrouver dans ces centres les trois états que nous avons trouvés dans les centres sensitifs.

Nous aurons donc :

Des douleurs de fatigue, par suractivité fonctionnelle ;

Des douleurs d’arrêt, par interruption brusque d’activité ;

Des douleurs d’inaction ou de besoin, par suite d’inactivité prolongée.

Quelques exemples feront comprendre les trois modes de production de douleur morale dans ces centres.

Prenons d’abord un calculateur, un comptable, je suppose, qui passe une partie de sa journée à faire des additions. Il y a certainement dans cette opération un grand nombre de centres nerveux en activité, mais le fait importe peu pour notre démonstration. Au bout d’un certain temps de calcul, il survient un état de fatigue intellectuelle distincte du mal de tête physique qui l’accompagne presque toujours et qui fait que ses additions ne se font plus aussi facilement, qu’il se trompe quelquefois ; en un mot, il y a chez lui douleur morale de fatigue.

Je suppose maintenant que pendant qu’il est en train de faire son addition, que tout marche régulièrement et qu’il est tout à fait à son affaire, un choc, un bruit intense, une question malencontreuse viennent brusquement le distraire et couper le fil de ses idées, à cet arrêt brusque correspond un état mental désagréable qu’on peut exprimer par le mot de déception, surprise, etc.

Enfin suppose que du jour au lendemain on le mette à la retraite, il éprouvera pendant quelques jours à l’heure où il se met habituellement à son bureau une sorte de malaise, d’inquiétude, d’ennui qui lui feront dire parfois : Tiens ! mon bureau me manque !

Un autre exemple dans une sphère intellectuelle plus élevée. Voilà un philosophe habitué à creuser les problèmes les plus ardus de la science et de la métaphysique, à méditer sur ce qu’il y a de plus abstrait dans la connaissance humaine.

Il arrive un moment où son esprit fatigué se refuse à le suivre et il est obligé de constater qu’il y a une limite aux forces intellectuelles comme aux forces physiques ; il s’arrête épuisé et est obligé de laisser reposer son cerveau et d’interrompre sa méditation.