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BEAUNIS. — la douleur morale

fort, le malaise physique s’accentue ; il y a un peu de serrement épigastrique, de la perte d’appétit, du mal de tête, de l’insomnie. Au lieu d’une simple contrariété, que ce soit quelque chose de plus grave, la perte d’une partie de notre fortune par exemple ou la mort d’une personne amie, les douleurs physiques s’exagèrent, la gorge se serre, l’angoisse épigastrique est plus forte, et des réactions douloureuses de nature diverse suivant les sujets, mais surtout de nature viscérale, accompagnent l’état de souffrance morale. Prenons maintenant une des douleurs morales les plus intenses, celle d’une mère qui perd son enfant, les manifestations physiques douloureuses sont plus graves encore et peuvent atteindre un degré inouï d’acuité : tout le système nerveux est atteint ; les douleurs physiques et les douleurs morales se confondent dans un inextricable chaos, s’aggravant et s’exaspérant l’une par l’autre.

Nous pourrions prendre ainsi successivement toutes les catégories de douleurs physiques et de douleurs morales et dans toutes, sans exception, nous trouverions ce mélange des deux espèces de sensations, des deux espèces de douleurs. Il y a donc dans toute douleur physique un élément moral, dans toute douleur morale un élément physique, et les deux espèces de douleurs ne se distinguent l’une de l’autre que par la prédominance d’un des deux éléments sur l’autre.

Aussi si l’on prend les termes ou les degrés moyens de la série, on trouve des états dans lesquels les deux éléments sont tellement confondus et à doses tellement égales qu’il est presque impossible de savoir dans quelle catégorie il faudrait les ranger. Dans quel groupe par exemple placera-t-on les douleurs d’un hypocondriaque, les souffrances d’un buveur ou d’un fumeur privés de leur excitant favori ?

Si, comme je viens d’essayer de le démontrer, il y a dans toute douleur physique de la douleur morale, dans toute douleur morale de la douleur physique, il n’y a pas lieu de différencier ces deux espèces de douleurs, puisque les éléments qui les composent sont les mêmes et s’y trouvent seulement à des doses différentes. Aussi s’explique-t-on facilement comment les deux espèces de douleurs ont les mêmes effets, les mêmes modes d’expression et les mêmes manifestations. Je ne puis que renvoyer sur ce point aux livres de Darwin et de Mantegazza sur l’expression des émotions.

Cherchons maintenant à pénétrer plus loin dans l’analyse de la douleur morale.

Puisque nous nous trouvons en face de deux éléments, un élément physique et un élément moral, nous devons étudier à part ces deux éléments et chercher quelle est leur origine, quelles sont leurs causes et, s’il est possible, quelle est leur nature.