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pénible ; il y a donc, à la suite de cette simple piqûre, deux états distincts, un état somatique, pour employer un terme à la mode, sensation de douleur physique, et un état mental, sensation de douleur morale ; les deux états peuvent même avoir, suivant les cas, des manifestations musculaires différentes ; à la sensation physique correspond le mouvement brusque, machinal, purement réflexe, qui nous fait retirer vivement le doigt ; à la sensation de douleur morale correspond le mouvement de colère qui se manifestera chez l’un par un coup de poing sur la table, chez l’autre par un juron, bref par une expression musculaire variable suivant l’individu.

Supposons maintenant, au lieu d’une simple piqûre d’aiguille, brève, instantanée, accidentelle, une série de piqûres successives ou, si l’on veut, une névralgie qui dure un certain temps, on verra peu à peu, à mesure que les douleurs augmentent de durée et d’intensité, s’ajouter à la douleur physique un état mental pénible, désagréable, qu’on ne peut caractériser autrement que du nom de douleur morale, et qui pourra se présenter sous une forme différente suivant les différents sujets. Chez les uns, ce sera de l’humeur, de l’impatience, de l’excitation, de l’énervement ; chez d’autres de la colère, chez d’autres encore du chagrin et de la prostration morale. En résumé, dans toute douleur physique même la plus légère, il entre un élément mental particulier, élément qui constitue une douleur morale et qui est l’accompagnement et le concomitant obligé de toute douleur physique.

Je n’ai choisi à dessein que des douleurs physiques relativement légères, peu durables ; mais si je prenais des douleurs plus intenses, plus persistantes, la démonstration n’en serait que plus facile. Tout le monde sait quelle influence désastreuse peuvent avoir sur le caractère, sur le moral, sur l’intelligence, les souffrances physiques prolongées, à quel découragement, à quel désespoir elles peuvent conduire et quelles douleurs morales suppose le suicide qui en est fréquemment la conséquence.

Prenons maintenant un autre terme de la série et choisissons un des exemples de douleur morale le plus éloigné de la douleur physique. Je suppose par exemple qu’une affaire sur laquelle nous comptions n’ait pas réussi. Même dans le cas d’une affaire peu importante, pourvu que nous y tenions un peu, la contrariété morale que nous éprouvons et qui pourtant mérite à peine le nom de douleur s’accompagne toujours d’un peu de malaise physique ; si c’est au moment de nous mettre à table, notre appétit est diminué ; si nous avions en perspective une partie de plaisir, une promenade, nous nous sentons moins en train, moins vigoureux. Pour un degré de contrariété plus