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EVELLIN. — la pensée et le réel

Quoi qu’il en soit, le phénoménisme est radicalement impuissant à s’affirmer, et s’il s’affirme ce n’est qu’à la faveur d’un malentendu. Pour définir les premières données et poser le système, on convient d’user du langage commun à condition de faire les restrictions nécessaires, mais il est rare qu’on fasse ces restrictions jusqu’au bout. On prend le change, et le réel qu’on devait écarter se glisse inaperçu dans le réseau des propositions.

Ainsi le rapport étroit qui unit l’être et la pensée n’est pas niable. J’ajoute que, sur ce point, le doute même, j’entends le doute réfléchi, est impossible. Comme le phénoménisme, le scepticisme est une gageure perdue à l’avance contre le principe de contradiction. Lui aussi n’existe que de nom, parce que, malgré ses promesses et en dépit de ses prétentions, il pose l’absolu. Le paradoxe paraîtra hardi ; pourtant, si, dans le néant où il se retranche, le scepticisme semble devoir échapper à toute atteinte et défier la logique même, il ne peut se fonder que par une affirmation fondamentale, qui est celle que nous avons voulu mettre en lumière et sans laquelle la pensée ne serait pas.

Prenons le système à sa base. Le phénomène existe, voilà son affirmation première. Existe-t-il seul ? Ici le doute commence. Si je suis sceptique, je ne dirai ni oui ni non. Par là je me maintiendrai dans l’esprit du système et me mettrai en règle avec mon principe qui m’interdit toute affirmation catégorique.

Je le déclare donc : le phénomène existe, mais, cette formule énoncée, je suis résolu à me taire. On me demande en vain s’il se suffit oui ou non. Je laisse à des esprits plus aventureux le soin de répondre. Décidé à écarter le problème métaphysique, je suspends mon jugement et n’incline d’aucun côté.

Telle est la situation que doit prendre et que prend en effet le sceptique pour éviter de prêter le flanc à l’attaque, mais, quoi qu’il fasse, il ne peut que reculer la difficulté.

Dire : « Je ne veux pas savoir si, oui ou non, le phénomène se suffit, » c’est parler en sceptique et penser déjà en dogmatique. N’est-ce pas dire en effet : « Je sais que dans le cas présent deux alternatives sont seules possibles ; je me dois de n’en affirmer aucune, mais il faut que l’une ou l’autre soit vraie ? »

Il le faut sous la garantie du principe de contradiction, car deux hypothèses s’excluent quand l’une est la stricte négation de l’autre.

Ainsi, ou vous affirmez que le phénomène se suffit, et vous êtes dupe d’une formule, puisque, en posant le phénomène, vous avez déjà et malgré vous pose l’être ; ou vous affirmez qu’il ne se suffit pas, et de votre propre aveu, l’être existe.