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fonctions de l’être sont de préférence dévolues, non au phénomène qui passe peu à peu au rang de sujet, mais au rapport qui, d’abord dérivé, devient finalement souverain sous le nom de loi. Est-il exemple plus frappant de la tendance qui nous porte à réaliser des abstractions ? Jamais entité vide n’a eu pareille fortune, même au moyen âge. Partie de rien, on l’a vu, la loi ne tarde pas, grâce aux confusions engendrées par le langage, à revendiquer pour elle un commencement d’existence distincte, une ébauche d’individualité ; bientôt elle s’affirme avec autant d’assurance que l’être lui-même, et elle devient l’égale au moins du phénomène, jusqu’au moment où, son pouvoir croissant toujours, elle le domine, le plie à ses volontés, et confisque en lui jusqu’à l’existence qu’elle est censée tirer de son sein en le créant.

Que la loi se pose, à l’origine, comme l’expression de la pensée, mais d’une pensée réelle et vivante, rien certes de plus naturel et même de plus vraisemblable, la donnée une fois admise. Elle a alors de qui tenir son autorité, et nul ne s’étonnera que du sein généreux de l’être sortent des idées actives et fécondes qui mettent à la fois vie et ordre dans les faits. Il est une forme du réalisme qui, ne voulant voir dans la nature que l’esprit, efface devant lui jusqu’à la matière. Cette doctrine élevée, qui se croit ou se nomme à tort idéalisme, peut donner pleins pouvoirs à la pensée créatrice ; nous n’y trouvons, pour notre part, rien à reprendre, quel que soit d’ailleurs notre sentiment sur le système ; mais toute autre, on en conviendra, est la situation du phénoménisme. L’origine aussi bien que le progrès continu de la loi est chez lui sans raison quelconque, et bâtir comme il le fait c’est bâtir en l’air.

Le progrès qu’il imagine a d’ailleurs son excuse dans une loi de l’entendement qui s’impose à la science, mais que la métaphysique ne saurait accepter sans contrôle, la loi d’unité. Au regard de l’esprit, le dualisme du rapport et du phénomène ne peut être qu’apparent et provisoire. Il faut que l’un ou l’autre l’emporte et représente l’absolu. Si le phénomène est maintenu au premier plan, s’il reste seul maître, c’est la diffusion sans limites et l’émiettement universel. Si, au contraire, on le subordonne à la loi, tout doit se condenser graduellement, par l’intermédiaire de formules de plus en plus larges, en une formule unique, enveloppante pour les autres et souveraine. Entre la doctrine attribuée à Protagoras et celle de l’empirisme moderne il n’y a pas de milieu, et comme le second terme de l’alternative est le seul qui soit conforme aux données et au génie de la science, c’est le seul, en définitive, pour lequel on puisse opter.