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EVELLIN. — la pensée et le réel

possible le passage de l’un au multiple, des parties éparses au tout composé et harmonieux.

Il ne reste, semble-t-il, qu’un moyen d’échapper à ces conclusions négatives. C’est d’affirmer que le phénomène n’est en lui-même ni un ni multiple, et que, originairement et par nature, il demeure étranger à tous les contraires de cette sorte. S’il se détermine ensuite, si, indifférent d’abord à chacun de ces modes opposés, il les possède plus tard, en un sens au moins, l’un et l’autre, le fait s’explique, pourrait-on dire, par un acte rapide et inaperçu de l’entendement qui, sans le savoir, importe dans la perception des distinctions à son seul usage, et n’y trouve ensuite que ce qu’il y a lui-même introduit.

Un tel essai d’explication, concevable dans le réalisme, échoue ici. Admettons que l’hypothèse permette de regarder la pensée comme possible, et supposons que son exercice soit un simple fait où l’activité n’ait point de part, nous pourrons encore et à bon droit nous étonner que l’entendement crée sans aucune matière les distinctions qu’on lui attribue, et nous demanderons où il prend les idées de tout et d’élément qui ne s’expliquent enfin que par la synthèse.

D’ailleurs un phénomène qui ne serait ni étendu ni inétendu, ni un ni multiple, qui, en un mot, n’aurait rien d’arrêté ni de défini, demeurerait hors de la pensée et n’offrirait à l’entendement aucune prise. Lui-même, indéterminé par nature, ne serait pas. Nous voilà par un autre chemin ramenés à ce rien absolu auquel nous voudrions échapper, mais que nous rencontrons toujours devant nous, et où, dans l’hypothèse, il faut quand même et de toute nécessité aboutir.

Sans doute le philosophe qui croit pouvoir poser le phénomène tel que les sens le perçoivent, tel que la main le touche ou l’œil le voit, protestera contre cette analyse dissolvante, prendra à témoin l’expérience et, malgré raisons et arguments, se croira autorisé à le revêtir de tous les attributs que le principe de contradiction lui refuse, mais un moment de réflexion fera voir que la situation où il se placerait ainsi est intenable. L’expérience, en dernière analyse, c’est la perception. Or la perception n’est possible que par des rapports que justement on n’a plus le droit de poser quand on s’est résolu à ne poser que le phénomène. À une époque où l’analyse ne s’était pas encore emparée du fait sensible, Héraclite et Protagoras pouvaient mettre la pensée au défi de contester leur point de départ, mais comment expliquer qu’après le travail de tant de siècles des esprits vraiment supérieurs aient songé à fonder l’explication définitive des choses sur le phénomène, qui, au contraire de l’action et de l’être,