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sants, toujours prêts à disparaître, sourds et fermés les uns aux autres dans leur solitude, hors d’état de se rapprocher et de s’unir. On dirait l’univers d’Épicure, moins toutefois la consistance de l’atome. Tout s’y émiette dans le temps après s’y être dispersé dans l’espace. Comment s’y représenter genres, espèces ou lois ? Pour le genre, pour l’espèce, l’unité manque. La loi à son tour est impossible. Pour qu’elle fût, il faudrait que, spontanément, sous l’action d’instincts profonds, de secrètes et naturelles sympathies, les phénomènes pussent s’appeler et se grouper. Mais quel appel sera entendu, quel groupement sera possible dans ce monde muet et immobile d’où toute activité aura disparu ?

Ce n’est pas tout : la pensée elle-même doit y être considérée comme un fait inexplicable et un miracle. Depuis Platon, le réalisme s’est plu à insister sur l’impossibilité où nous sommes d’atteindre le phénomène, ce fantôme d’être, toujours défaillant et déjà éclipsé au moment où l’esprit croit le saisir. L’argument ne manque pas de force et nous le croyons, pour notre part, scientifiquement valable, mais, afin de ne rien laisser au doute, admettons qu’en dépit de l’opinion même de ses partisans, le phénomène ait quelque durée. Comment se mettre en rapport avec lui, et quel est le sujet qui tentera de l’embrasser pour le connaître ? Un autre phénomène sans doute, car l’être à présent nous fait défaut. Mais pour atteindre le but ou seulement pour y tendre, il faudrait, encore une fois, que le phénomène fût à lui-même son propre moteur, et il est inerte. Là où échoue le phénomène isolé, un groupe de phénomènes a-t-il chance de réussir ? D’abord, est-il besoin de le faire observer ? un tel groupement implique l’action, et se payer de cette hypothèse, c’est répondre au problème par le problème. De plus, la collection qu’on imagine n’est en définitive qu’une collection d’impuissances, et l’on ne croira pas aisément que, par une entente qui déconcerterait la raison et détruirait la donnée où l’on se place, des néants d’activité aillent d’eux-mêmes au-devant de leur objet, fassent au besoin effort pour l’atteindre, l’atteignent en effet, et arrivent par leur propre énergie à constituer la connaissance.

On alléguerait en vain que l’objet qu’il s’agit de connaître est plus près de nous qu’on ne suppose, et que, peut-être, il se confond avec le sujet modifié. Le sujet, si l’on veut bien encore appeler de ce nom ce qui n’est que surface sans résistance, état flottant et sans point d’appui, n’a en lui rien de qu’il faut pour se modifier lui-même, et, comme tout se ressemble dans le monde où il habite, nul autre sujet ne viendra jamais le modifier.

En deux mots, pensée et nature sont des synthèses, et toute