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ment qu’une illusion et une ombre. L’être qu’on a cru pouvoir supprimer à son profit est passé, si j’ose dire, dans sa nature, et y a fait passer avec lui la réalité. Vous voulez qu’au delà du phénomène rien ne soit : ne dites plus alors que le phénomène n’est qu’un simulacre et un fantôme ; le réel est en lui, le réel fait corps avec lui.

On peut craindre à la vérité que le phénomène posé seul et élevé ainsi accidentellement à la dignité de l’être, n’ait de l’être que le nom. Dans cette rencontre de deux natures opposées, pourquoi ne pas admettre que l’être a été absorbé par le phénomène, et que, contraint de descendre jusqu’à lui, il a pris sa nature et subi sa loi ?

Le phénomène est devenu réalité. Soit, mais la réalité, à son tour, est devenue phénomène. Il y a équation entre les deux termes.

Telle est la thèse des philosophes qui ont borné leur horizon à l’apparence et ne veulent plus voir que les faits. Depuis Héraclite et Protagoras jusqu’aux modernes partisans de l’empirisme, on pose en principe qu’il n’est rien au delà du phénomène, mais on ne se demande pas assez si le phénomène suffit à sa tâche lorsqu’on en fait la réalité unique. On voudrait que, sans changer de nature, il pût suppléer l’être dans l’explication des choses. Il n’est pas de rêve plus vain ni de tentative plus chimérique, car sa nature précisément s’y refuse. Il faut, lorsqu’on risque une telle entreprise, ou se condamner à l’impuissance, ou sortir d’une hypothèse trop étroite.

Qu’est-ce en effet que le phénomène ? Il a été maintes fois caractérisé et décrit par les penseurs mêmes qui l’ont mis à la base de leurs doctrines. Sa nature est mobile, fuyante, insaisissable. C’est une lueur qui passe, une apparition subite et comme fortuite, une ébauche d’être qui renonce à elle-même et rentre dans le néant au moment où elle en sort. Vu de l’esprit, le phénomène peut paraître continu comme la lumière d’une lampe où les éclats, en se répétant multipliés et rapides, effacent les moments d’ombre, les intermittences d’obscurité ; mais, pris en lui-même, il est bien tel que l’a vu Héraclite et après lui tous les philosophes qui ont cherché à en embrasser l’idée : il manque de durée parce qu’il manque d’être. On ne le conçoit bien que comme un effet fugitif, une ombre sans consistance et qui n’existe comme ombre que par le jeu des circonstances d’où il dépend. Sa loi est d’être produit et, comme les événements qui le produisent changent sans cesse, il ne peut se soutenir dans son existence d’emprunt, et en se montrant il se dérobe, en naissant il meurt. Aussi ses propres partisans ont-ils pu dire avec vérité qu’il est et n’est pas à la fois, impuissant à condenser sa vie éparse et à ressaisir ses propres tronçons.