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dépassé en hardiesse toutes les autres philosophies, lorsqu’il est allé jusqu’à soutenir cette étrange doctrine que non seulement Dieu a créé le monde, ce qui n’est rien, mais, ce qui est bien plus extraordinaire, qu’il s’est en quelque sorte créé lui-même, qu’il est l’auteur de son être et la cause propre de son existence.

Tous ceux en effet qui ont lu le Discours de la méthode et les Méditations se souviennent que, dans ce que l’on appelle la seconde preuve de l’existence de Dieu, qui peut aussi bien être considérée comme un développement de la première, Descartes raisonne ainsi :

« Car si j’eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que j’eusse eu de moi-même tout ce peu que je participais de l’être parfait, j’eusse pu avoir de moi par même raison tout le surplus que je connaissais me manquer, et ainsi être moi-même infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je pouvais remarquer être en Dieu. » (Discours de la méthode, 4e partie, éd. Cousin, I, p. 161.)

Le même raisonnement est encore plus hardiment développé dans les Méditations (1, 284) : « Or si j’étais indépendant de tout autre et que je fusse moi-même l’auteur de mon être, je ne douterais d’aucune chose, je ne concevrais point de désirs, et enfin il ne me manquerait aucune perfection, car je me serais donné moi-même toutes celles dont j’ai en moi quelque idée ; car il est très certain qu’il a été beaucoup plus difficile que moi… sois sorti du néant qu’il ne me serait d’acquérir les lumières et les connaissances de plusieurs choses que j’ignore. Et certes, si je m’étais donné ce plus que je viens de dire, c’est-à-dire si j’étais moi-même l’auteur de mon être, je ne me serais pas au moins dénié les choses qui se peuvent avoir avec plus de facilité. »

Dans cette argumentation, Descartes semble bien entendre que l’être qui est par soi a dû se donner l’être à lui-même ; car, pour prouver que je ne suis pas cet être, il montre que je suis imparfait ; tandis que l’être par soi devrait être parfait, puisque s’étant donné à lui-même le plus, à savoir l’être, il aurait pu en même temps se donner le moins, à savoir les attributs. Raisonnement qui serait faux si l’être par soi n’existait que par la nature des choses : car alors la même nature aurait pu faire qu’il fût à la fois et nécessaire dans son existence et imparfait dans ses attributs.

À cet argument de Descartes beaucoup d’arguments furent opposés au nom de la philosophie que Hegel eût appelée philosophie de l’entendement. Être par soi, disait-on, peut s’entendre en deux sens, l’un négatif, l’autre positif : négatif, c’est-à-dire ne pas être par autrui ; positif, c’est-à-dire être par soi-même comme par une cause.