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EVELLIN. — la pensée et le réel

combler un tel vide, pour réparer l’irréparable, nous passerions le temps à réduire des phénomènes en formules et à ériger en lois les illusions qui nous envahissent par tous nos sens ! Ce serait là le suprême idéal de la pensée, et il faudrait la distraire de toute autre préoccupation comme d’un piège ! Non, l’homme espère mieux, et, que ses ambitions soient ou non légitimes, il se passionnera toujours pour ces recherches d’un intérêt suprême d’où dépend pour lui l’être ou le néant. S’il ne peut, à ces hauteurs, atteindre la certitude, il se contentera d’hypothèses, et si les vraisemblances lui manquent, il pariera, car il faut parier, et, pour le parieur, l’enjeu du pari, il le sait bien, c’est lui-même.

Mais encore une fois, pourquoi le problème métaphysique nous serait-il totalement inaccessible ? Il admet des solutions différentes. Soit. Est-il donc prouvé qu’elles se valent toutes ? Et puis, l’apparente multiplicité des systèmes n’enferme-t-elle pas quelque unité secrète et profonde qui, un jour, se découvrira ? Vous traitez la tentative de présomptueuse ; mais nier, en pareille matière, est aussi téméraire qu’affirmer et, présomption pour présomption, il faut préférer celle du croyant qui stimule l’esprit de recherche à celle du sceptique qui l’entrave et le décourage. On va répétant partout que la connaissance est relative, que le réel est situé hors de nos prises, que la pensée enfin est un miroir trouble où les objets ne se peignent qu’en s’altérant. Sur ce point les instincts fondamentaux de notre nature sont loin d’être d’accord avec la critique, et il ne faudrait pas se presser de leur donner tort. Il semble qu’il y ait en chacun de nous, à demi cachée dans les inconscientes profondeurs de l’âme, une logique plus simple et plus sûre d’elle-même que la logique qui raisonne. Sans doute cette logique qu’on pourrait appeler intuitive, tant ses inférences sont rapides, paraît se tromper quelquefois dans le détail ; elle recule ou feint de reculer devant les raisons positives de la science, mais quand, au lieu de l’écouter un moment, on se décide à l’entendre jusqu’au bout, quand on va au fond des problèmes qui l’intéressent et qu’elle se donne mission de résoudre, on s’aperçoit, non sans surprise, que c’est à elle que revient le dernier mot. Or, sur le terrain de la controverse qui nous occupe, elle a de tout temps pris position avec une décision et une netteté qui ne laissent place à aucun doute. Contre les objections d’un idéalisme intempérant elle s’est faite et reste encore l’alliée de la pensée. Ce n’est pas qu’elle veuille en sauver quand même toutes les manifestations, et leur prêter, en dépit des faits, une valeur objective qu’il est démontré qu’elles n’ont pas toujours. Il lui suffit d’affirmer qu’en elle-même et dans son fond la pensée est bonne, que tout s’y explique, même l’erreur,