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sives raisons du cœur qui vont d’un élan plus sûr et par un chemin plus court au fond des choses. Il est clair, d’autre part, que, si hautes qu’aient été ses visées, la science ne peut plus aspirer aujourd’hui à tenir sa place. Sans doute elle a pris conscience des ressources prodigieuses dont elle dispose, mais mieux que jamais aussi elle connaît ses limites, et sait mesurer ses ambitions au champ strictement défini où son activité se déploie. C’est de parti pris et par un acte de prudence justifié qu’elle en est venue à s’exclure du domaine de l’être, et qu’abandonnant la réalité pour le phénomène, elle ne veut plus voir dans le monde d’apparences où elle s’enferme que des lois abstraites et des rapports.

Le dernier mot de la science serait, en définitive, une formule aussi vaste que vide. Or une formule est un fait généralisé, non expliqué, et plus la formule est générale, plus l’esprit est loin de ces raisons vraies, de ces actions réelles, les seules dignes du nom de positives, qui concourent à la production d’un phénomène. Les lois sont des moyens de classer et de résumer ; c’est au-dessous d’elles, et à une profondeur d’autant plus grande qu’elles-mêmes paraissent plus hautes, que s’accomplit le travail fécond d’où sortent dans leur vivante et originale complexité les événements naturels.

Mais peut-être devons-nous nous résigner à ignorer toujours les causes véritables ? Peut-être, par sa nature même et comme par la fatalité de sa définition, la pensée est-elle condamnée à vivre dans ce monde effacé des concepts où la ligne exclut la couleur, où le dessin, toujours plus grêle et plus pâle, se substitue à la lumineuse peinture des faits ? L’ambition de l’homme devrait alors se réduire à fixer en règles universelles les traits constants du spectacle qu’il a sous les yeux. Tout son savoir tiendrait dans quelques esquisses idéales, dans quelques formes intelligibles, œuvre exclusive d’un entendement dont la fonction est de dépouiller la nature à son profit.

Qu’une telle conception, plus voisine qu’il ne semble au premier abord des explications formelles de la scolastique, ait pu germer dans l’esprit de quelques penseurs épris de logique et absorbés dans les théorèmes de leur science, c’est ce qu’il n’est nullement malaisé de concevoir, mais ce serait s’abuser étrangement que de croire que l’humanité puisse souscrire à une aussi stérile profession de foi. Jamais, de quelques arguments qu’on essaye de l’étourdir, elle ne se décidera à admettre que le problème capital, l’unique, à vrai dire, tant les autres, en comparaison, sont peu de chose, soit un problème fermé. Quoi ! la vue de l’être, la possession du réel, à quelque degré que ce soit, nous serait à jamais interdite, et pour