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société de psychologie physiologique

L’un et l’autre, en état de somnambulisme, se rappellent ce qui s’est passé dans les accès antérieurs et connaît également les événements de sa vie normale, tandis qu’à l’état normal ils ignorent complètement ce qu’ils ont pensé et fait pendant l’état de somnambulisme : c’est ce qui constitue, chez tous les deux, la double personnalité ; seulement elle est plus complète chez Mlle R. L., qui, somnambule, parle d’elle-même éveillée comme d’une autre personne, qu’elle appelle la fille bête. Chez tous les deux il y a, pendant l’accès, un grand développement de la mémoire et de l’intelligence.

Si l’on voulait faire cesser l’accès somnambulique, sans attendre le passage spontané au sommeil normal, il fallait, dit M. Badaire, presser fortement les flancs de J., ou lui mettre une lumière éclatante devant les yeux ; il suffisait du plus léger attouchement de la peau du col ou de la muqueuse du pharynx chez Mlle R. L. L’un et l’autre s’opposaient violemment aux tentatives faites pour amener ce résultat.

L’un et l’autre, pendant l’accès, circulaient et travaillaient dans l’obscurité, mais Mlle R. L. voyait avec ses yeux ; elle perdait sa myopie, rejetait au loin ses lunettes et relevait beaucoup la tête pour regarder de manière à amener la pupille derrière la fente palpébrale très rétrécie par suite du relâchement de la paupière supérieure[1] ; J., au contraire, voyait sans l’intervention de l’organe physiologique de la vue.

Enfin, différence considérable, J. voyait au loin comme auprès ; il présentait dans son somnambulisme spontané ce phénomène de la vision mentale, ou double vue, qui ne s’observe habituellement que dans le somnambulisme provoqué. Faut-il regarder comme une particularité nouvelle la vision de la pensée inconsciente de son ami M. lorsqu’il lui écrit : « Le rêve dans lequel, en ce moment, se berce ton imagination agitée, te reporte en moins d’un instant auprès de celle qui pleure ton absence. » Était-ce une manière générale de s’exprimer ? — L’ami a déclaré avoir, en effet, fait ce rêve pendant la nuit où la lettre avait été écrite. Quant à moi, je ne puis croire qu’à une simple coïncidence, qui était bien naturelle dans la circonstance.

Les faits exposés dans ce travail seront-ils utiles à la science ? « Il semble, m’écrit M. Azam, que depuis les temps lointains où la science n’existait pas, les observateurs aient comme taillé des pierres pour la construction d’un monument, et cela avec des instruments qui se perfectionnent peu à peu. Ces pierres, nous en avons taillé et nous en taillons, mon cher confrère ; la philosophie de M. Th. Ribot établit les

  1. Lorsque je mentionnai, dans mon article de la Revue scientifique du 15 juillet 1876, la cessation de la myopie de Mlle R. L. pendant ses accès, j’émis l’hypothèse qu’elle était due à un relâchement des muscles moteurs-oculaires ; la blépharoptose qui survenait en même temps porte à croire que tous les muscles intra-orbitraires perdaient au moins leur tonicité.