Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
221
société de psychologie physiologique

marche, et bientôt Janicaud est suivi par trois ou quatre chiens dont les aboiements furieux ne le réveillent pas. En arrivant chez l’instituteur, il demande qu’on le régale d’une bouteille d’un certain vin bouché qu’il a beaucoup entendu vanter, dit-il, mais dont il voudrait bien apprécier lui-même la qualité. Comme on ne voulait pas allumer la chandelle dans la crainte de le réveiller, on l’invite à descendre lui-même à la cave. Il en remonte bientôt, muni de deux bouteilles. Il ouvre ensuite un placard, y prend trois verres, qu’il dépose sur la table et qu’il emplit de vin. Après avoir bu quatre rasades, il demande un fusil pour aller tuer un lièvre qu’il voit, dit-il, dans un champ de blé noir, derrière la maison. On lui répond qu’il n’y a pas de fusil ; mais il s’obstine à faire la poursuite à son lièvre. Il sort et indique les endroits par où l’animal a passé et a laissé du poil. Enfin il se décide à reprendre le chemin de sa maison. Arrivant à un passage étroit et très dangereux sur le bord de la rivière, son beau-frère lui crie de bien faire attention où il pose le pied.

« Soyez sans crainte, répond Janicaud, j’y vois plus clair que vous, et la preuve c’est que vous ne voyez pas une allumette qui est près de vous. Tenez, arrêtez-vous, et si vous ne voyez rien tâtez avec la main sous votre pied gauche. Il est vrai que vous n’y verrez guère plus clair quand vous l’aurez trouvée, car cette allumette n’a pas de phosphore.

« M. Simonet cherche en tâtonnant sous son pied gauche et y trouve l’allumette. Or, non seulement l’obscurité était très grande, mais encore Janicaud était à une trentaine de pas en avant de son beau-frère et n’avait point cessé, suivant son habitude, d’avoir son éternel bonnet de coton enfoncé jusqu’au bout du nez.

« En terminant cette notice, monsieur le Docteur, je crois devoir ne pas passer sous silence le procédé au moyen duquel notre somnambule est parvenu dernièrement à sortir du dortoir malgré les précautions prises pour l’en empêcher. Dans l’une de ses dernières crises il prit un couteau, enleva un petit fragment de bois au cadre d’une fenêtre voisine de son lit, et avec cette clé d’un nouveau genre il ouvrit avec la plus grande facilité le cadenas qui fermait le collier au moyen duquel il était attaché par le pied. Je vous envoie le cadenas et le fragment de bois ; l’examen de ces deux pièces vous en dira plus que je ne saurais le faire.

« Tels sont, monsieur le Docteur, parmi les faits si nombreux que nous avons eu lieu d’observer, ceux que j’ai cru le plus utile de vous signaler. Je me suis attaché à les raconter tels qu’ils se sont passés, évitant avec un soin scrupuleux d’y ajouter comme aussi d’en retrancher le moindre détail qui pût en altérer la plus stricte exactitude.

« Veuillez agréer, etc.
« Le directeur de l’École normale de la Creuse,
« Badaire. »