Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
219
société de psychologie physiologique

maître adjoint, que je priai de surveiller Janicaud jusqu’à mon retour sans le réveiller. Je me transportai chez vous (chez le docteur) à la hâte, et là nous prîmes ensemble connaissance du contenu de cette lettre, dont voici la copie :

« Guéret, le 5 août 1859, 10 heures 38 minutes du soir.

« Cher ami, permets-moi de t’exprimer par cette missive les sentiments de peine et de douleur que m’a fait éprouver et que me fait encore éprouver chaque jour notre bien amère séparation. Plus de plaisirs pour moi, plus de joie. Lors de ton départ de l’école normale tu as emporté avec toi cette gaieté que je croyais inhérente à a ma nature. Je ne me sens plus le besoin comme autrefois de rire et de converser avec mes condisciples. Mes moments de loisir sont employés à visiter les lieux que nous fréquentions le plus souvent ensemble. Tantôt rêveur et pensif, je parcours à pas lents la dernière allée du jardin bas, m’arrêtant à chaque instant comme pour interroger les plantes et les arbres qui ont plus d’une fois en ces lieux attiré notre attention. Tantôt je vais me reposer sous cette tonnelle du jardin haut, où tu m’as fait la promesse de venir le 25 septembre passer chez moi la fête de Saint-Sylvain. Tantôt je monte à l’étude, je prends mes livres de musique et mon diapason et j’essaye d’entonner les morceaux que nous avons si souvent exécutés ensemble. Rien ne peut me distraire, je suis indifférent à tout. Mon oreille n’entend plus la voix amie de celui qui prenait une si large part à mes petits désagréments ; mes yeux ne voient plus celui qui lisait dans mon âme ; je suis privé du plaisir de presser sur mon cœur celui qui, par sa présence, le dégageait de tout ce qui pouvait l’attrister. Je suis enfin privé de cet ami, de cet autre moi-même. Vraiment je n’aurais jamais cru si pénible la séparation de deux amis ! Tempère, je te prie, par une correspondance entretenue, la douleur qu’elle me cause. Le a rêve dans lequel en ce moment se berce ton imagination agitée, te reporte en moins d’un instant auprès de celle qui pleure ton absence. Ta main droite appuyée sur ton cœur oppressé me dévoile le secret de ton trouble. Ta main gauche, étendue sur ton lit en désordre, semble prête à recevoir celui qui lit dans ton âme.

« Je voudrais, cher ami, pouvoir te manifester de vive voix le plaisir que j’éprouve à te voir si heureux dans ton chimérique bonheur ; mais craignant de troubler ton repos, je termine en te priant d’être fidèle à tes promesses et de me rappeler au souvenir de la personne qui t’occupe en ce moment, ta chère et future moitié.

« Adieu, cher ami, crois à mon amitié sincère et durable.

« T. Janicaud[1]. »
  1. Le Dr Cressant avait manifesté à M. Badaire le désir de connaître ce que J. écrivait en état de somnambulisme, M. Badaire lui ayant dit plusieurs fois que son style était alors bien supérieur à ce qu’il était dans l’état normal. Dès qu’ils