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dait aux questions qu’on lui adressait. Ce jeune homme, d’un caractère naturellement timide et embarrassé, devenait, dans son état de somnambulisme, plaisant, facétieux même. Il avait alors la répartie vive, caustique et souvent heureuse, s’exprimant avec la plus grande facilité et relevant impitoyablement toute expression employée dans une acception impropre. C’est ainsi que, parlant un jour de feu sa mère qu’il disait voir au ciel, l’aumônier de l’établissement lui ayant dit : « Ce doit être bien joli, le ciel ! — Non, monsieur l’aumônier, répondit Janicaud, ce n’est pas joli, mais c’est beau. — Ah ! vous épiloguez toujours sur les mots ; eh bien, soit. Mais, dites-moi, Janicaud, quelle différence établissez-vous donc entre le joli et le beau ? — Au ciel tout est beau ; le joli n’est que sur la terre.

« Une nuit, malgré la surveillance attentive dont il était l’objet, Janicaud sortit du dortoir sans que le maître adjoint de service ni aucun élève s’en aperçût. Le lendemain matin, au moment du lever, notre somnambule était dans son lit comme les autres élèves ; mais son oreiller avait disparu ainsi que sa montre. À la fatigue qu’il éprouvait, à l’altération de ses traits, il devint évident pour tout le monde qu’il avait dû se lever pendant la nuit. Des recherches minutieuses furent faites dans tout l’établissement et dans les jardins qui l’entourent, mais sans résultat. On prit des informations dans le voisinage sans pouvoir rien découvrir. Enfin, dans la journée on remarqua quelque chose de blanc sur la toiture en zinc de l’infirmerie ; c’était l’oreiller de Janicaud, qu’il y avait déposé pendant la nuit avec sa montre et un bouquet de fleurs, cueillies dans le jardin. Des empreintes que l’on remarqua sur un châssis vitré indiquaient la route périlleuse que le somnambule avait dû suivre pour monter sur le toit et pour en descendre ; or il est évident que, dans l’état de veille, ce jeune homme n’aurait pu tenter une pareille ascension sans s’exposer à une chute certaine, dans laquelle il se serait brisé les membres.

« Les dangers que pouvaient avoir pour Janicaud ses pérégrinations nocturnes nécessitèrent bientôt des mesures de sûreté que, du reste, il fut le premier à provoquer, et que je m’empressai de prendre. Chaque soir le somnambule fut attaché par le poignet au moyen d’un collier fermant à cadenas et fixé à l’extrémité d’une chaîne de fer, rivée à son lit. Mais cette précaution fut bientôt reconnue insuffisante ; car, dans ses moments de crise, la main du somnambule se contractait au point de passer avec la plus grande facilité dans le collier, et bientôt il fallut l’attacher par la jambe, au-dessus de la cheville du pied.

« Un soir, vers 11 heures, Janicaud, échappé du dortoir, vient frapper à la porte de ma chambre à coucher : « J’arrive, me dit-il, de Vendôme, et je viens vous donner des nouvelles de votre famille. M. et Mme Arnault sont en bonne santé, et votre petit garçon a quatre dents.

— Puisque vous les avez vus à Vendôme, pourriez-vous y retourner et me dire où ils sont en ce moment ?

— Attendez… M’y voici… Ils dorment dans une chambre du premier