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M. Reich s’est proposé de montrer, dans cet opuscule, que l’application des théories de Schopenhauer à la tragédie est erronée, et qu’elle serait même dommageable. Si Schopenhauer n’a pas écrit expressément une poétique, il a cherché dans les fables des poètes une justification de la doctrine pessimiste, et cela l’a conduit à définir à sa façon la nature et l’objet de la poésie, en particulier du drame tragique.

Il nous faut laisser de côté son esthétique, faute de pouvoir la critiquer ici assez amplement. Il avait beau dire, comme M. Reich le lui reproche, que la poésie est une simple manière de lire les « idées », qu’elle est un moyen direct de connaissance : il ne lui en assignait pas moins pour fin une émotion ; et cette émotion, qui était le plaisir pour Schiller, devenait pour Schopenhauer le déplaisir. Le héros tragique, disait-il donc, n’expie pas ses fautes personnelles, mais les fautes héréditaires, le crime de l’existence elle-même. Le spectacle de ses malheurs immérités nous doit inspirer l’amer mécontentement et le dégoût de la vie, produire en nous la mort de la volonté.

Cette thèse n’a pas besoin d’être réfutée, autant qu’elle exprime l’émotion particulière du philosophe ; elle n’est pas soutenable, dès qu’il veut que cette émotion soit aussi la nôtre, et qu’il suggère au poète de la faire naître. Elle revient, en somme, à la question très délicate de la justice poétique, sur laquelle M. Reich ne me semble pas toujours être bien ferme. Il a beau jeu contre Schopenhauer, lorsque, reprenant les exemples donnés par ce philosophe, il nous montre que le héros tragique estime la vie au moment de la perdre, et qu’il n’est jamais, d’ailleurs, absolument innocent. Mais Schopenhauer pourrait aussi reprendre l’avantage, s’il demandait à son adversaire d’expliquer, comme le veut Carrière, tous les rapports qui échappent entre le caractère et l’événement ; il lui serait permis de nier que la faute du héros explique jamais suffisamment son malheur pour notre raison ou pour notre sensibilité.

M. Reich me semble avoir trop souci de justifier la destinée en établissant la culpabilité des victimes. Œdipe, sans doute, a été violent, imprévoyant ; le roi Lear a été orgueilleux ; Hamlet a tué Polonius et causé la mort d’Ophélie ; Ophélie a servi d’amorce aux ennemis d’Hamlet ; Desdemona s’est abandonnée au More bien légèrement ; le vertueux marquis de Posa a pratiqué la maxime condamnable, que la fin justifie les moyens ; Gretchen a péché ; Jeanne Darc a épargné Lionel. Que nous importe, et qu’importe à l’art ? Toute créature humaine est faillible, et, pour avoir failli, les doux et les nobles n’en restent pas moins supérieurs au coup qui les frappe. Je n’ai pas à défendre la thèse de Schopenhauer ; mais elle ne regarde pas, à ce qu’il me paraît, la culpabilité étroite ; elle vise cette imparfaite nature de l’homme, qui le laisse faible et ondoyant, la nécessité pour l’espèce d’un avancement moral dans l’angoisse du doute et la douleur, la fatalité des conflits moraux qui charge les dieux de certaines fautes tragiques du héros.

Crimen erit Superis et me fecisse nocentem.