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PAULHAN.l’abstraction et les idées abstraites

crets que les termes psychologiques. En ce sens rien n’empêche d’attribuer un sens concret à un terme psychique, comme impliquant lui aussi tout un complexus d’états physiologiques qui le constituent réellement. Mais le véritable passage d’un sens concret à un sens abstrait, et réciproquement d’un sens abstrait à un sens concret, paraît bien devoir s’accompagner d’un état psychique mixte, soit que l’idée abstraite ne se soit pas encore dégagée de la sensation et de l’image, soit, au contraire, qu’elle revienne, après s’en être d’abord dégagée, à se confondre de nouveau avec des systèmes d’images. — Un fait analogue se produit quand un mot passe peu à peu d’un sens concret à un autre sens concret. La facilité avec laquelle l’esprit passait d’une image à l’autre a déterminé l’application du même mot aux deux images et seulement peut-être enfin à la dernière. Tout au moins, si les images ne s’éveillent pas. ce qui peut arriver sans doute chez quelques personnes qui n’ont pas l’imagination sensible développée, il y a toujours une partie du sens du mot qui se sépare de l’autre, qui en vient à exister à part ou à se joindre à d’autres complexus d’idées ou d’images. C’est ce qui arrive dans la généralisation des noms empruntés aux types littéraires. Nous isolons certains caractères et, en les reconnaissant dans une autre personne, dans un autre complexus de phénomènes, nous appliquons le même nom à ce nouveau complexus. Quand nous disons de quelqu’un qu’il est un Alceste, ou un Tartuffe, nous ne voulons pas dire forcément qu’il est amoureux d’une coquette, ou bien qu’il a « l’oreille rouge et le teint bien fleuri », mais nous voulons dire certainement que le premier est un misanthrope ou un bourru et le second un hypocrite. Mais dans les premières applications que l’on fait d’une appellation de ce genre, il y a toujours apparition d’une certaine quantité d’images ou d’idées qui ne sont pas absolument essentielles. Ce n’est que peu à peu que la signification du mot s’épure ou se déforme et en tout cas s’abstrait. Si, par exemple, on relit Monsieur Alphonse, d’Alexandre Dumas, on verra comment le nom du héros, qui est maintenant couramment employé dans la presse, est venu prendre une signification beaucoup plus abstraite et générale que celle qu’il pouvait avoir à l’origine. Les traits particuliers ont disparu. Ces généralisations de sens sont très fréquentes, elles s’accompagnent d’une abstraction évidente. Le boucher était primitivement le marchand de viande de bouc, le cordonnier a tiré son nom du cuir de Cordoue[1], « panier signifie proprement ce qui est relatif au pain

  1. Voir l’excellent petit livre de M. A. Darmesteter, la Vie des mots étudiés dans leurs significations, p. 61.