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PAULHAN.l’abstraction et les idées abstraites

cohérent. C’est ainsi du moins que l’énigme se présente souvent. Analysez, par exemple, l’énigme : « Qui me nomme, me rompt » (le silence), ou l’énigme de la puce, de Boileau. Les énigmes zouloues que cite M. Tylor, et qui sont « recueillies avec les commentaires singulièrement naïfs des naturels sur la philosophie de la matière î, me paraissent instructives quant au mécanisme psychologique de l’abstraction. « D. Devinez ceci : Un certain nombre d’hommes sont en rang, vêtus de blanc, qui dansent la danse nuptiale. — R. Les dents. — Nous les appelons hommes en rang, car les dents se tiennent comme des hommes, s’apprêtant à danser la danse nuptiale qu’elles savent fort bien danser. Quand nous disons : ils sont vêtus de hlanc, nous introduisons ces mots parce que autrement personne ne saurait penser aux dents, tout le monde au contraire en étant détourné par le fait qu’il s’agit d’un homme vêtu de blanc et a sans cesse à l’esprit l’idée d’hommes, etc. » — « D. Devinez quel est l’homme qui jamais ne se couche la nuit ; il demeure couché du matin au coucher du soleil ; alors il s’éveille et travaille toute la nuit ; mais de jour il ne travaille et l’on ne le voit plus quand il travaille. — R. La fermeture d’un parc à bétail. » — « ; D. Devinez quel est l’homme dont les hommes n’airnent point le rire, car il est connu que son rire est un grand mal, et qu’il est suivi de lamentations et qu’il met fin à toute joie. Les hommes pleurent, et les arbres et les herbes ; et l’on entend toutes choses pleurer dans la tribu où il rit, et il se dit’que l’homme qui d’ordinaire ne rit pas, a ri. — R. Le feu. Nous lui donnons le nom d’homme pour que l’on ne puisse saisir du premier coup le mot de l’énigme, lequel est caché par cette expression d’homme. Pour deviner pareille énigme on peut longtemps chercher et s’égarer sans trouver le fil. Or l’énigme est bonne lorsqu’on ne peut tout d’abord rien y comprendre, etc. » [1]. Ainsi ce qu’il y a de commun entre des hommes rangés et des dents, entre le bruit du feu et le rire, entre la fermeture d’un parc à bétail et un ouvrier qui ne travaille que la nuit, devient le point de départ dune sorte de mythe, et sert à relier divers systèmes d’images, d’idées et de mots qui se développent chacun de leur côté, parallèlement. On voit la ressemblance qu’il y a entre un mythe et une énigme, il serait facile de faire des énigmes avec les mythes qui ont servi à interpréter les phénomènes naturels ; inversement une énigme est comme un mythe dont celui à qui on la propose ne connaît pas l’interprétation à l’aide de phénomènes réels. Au reste les mythes et l’énigme me paraissent

  1. Callaway, Nusery tales, etc., of Zulus, t. I, p. 346, etc., cité par E. Tylor, la Civilisation primitive, trad. franc, t. I, ch. iii.