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PAULHAN.l’abstraction et les idées abstraites

même importance. C’est toujours la forme, c’est-à-dire l’élément abstrait qui garde la première place, le reste de l’état de conscience, les images, a une vie en quelque sorte subordonnée et sert de support à l’idée ; les systèmes dimages existent pour eux-mêmes, dirait-on, sans se synthétiser complètement ; les liens qui les unissent indirectement, par la forme commune, ne sont pas bien étroits et leur laissent la faculté de jouer librement, de se développer parallèlement sans adhérer étroitement l’un à l’autre. On sent qu’ils se tiennent, et c’est tout ; mais on comprend que si, dans ce système d’images, on introduit d’autres images d’ordre hétérogène, le bon ordre soit troublé. Sans doute il existe souvent dans l’esprit concret plusieurs systèmes séparés d’images. Nous en avons un bon exemple dans la description de la trompette du jugement ; dans le passage que j’ai cité il y a plusieurs métaphores dont les images ne peuvent s’unir, mais alors précisément elles restent séparées et ne sont jointes que par la forme, l’idée abstraite, générale, autour de laquelle elles se groupent toutes deux, semblables à deux fleurs épanouies sur une même tige. Chaque système est complet par lui-même et sans rapport direct avec les autres, ce qui ne peut avoir lieu, quand, par exemple, des mots ayant un Uen logique entre eux et qui ne doivent former qu’un tout dans la pensée, éveillent chacun séparément des systèmes contradictoires.

Il est une forme de poème qui semble destiné à mettre en évidence, à incarner un état d’esprit abstrait-concret. C’est le pantoum. La règle du pantoum qui s’écrit en strophes de quatre vers est que : « Du commencement à la fin du poème, deux sens soient poursuivis parallèlement, c’est-à-dire un sens dans les deux premiers vers de chaque strophe et un autre sens dans les deux derniers vers de chaque strophe[1]. » Mais ces deux sens qui sont séparés ne le sont pas absolument, comme le remarque très bien M. Th. de Banville. « Il n’y a rien, dit-il, de si simple que cela dans un art, qui, pour la moitié au moins, est musique et qui vit d’affinités mystérieuses. Oui, en apparence, les deux sens qui se poursuivent parallèlement dans le pantoum, doivent être absolument différents l’un de l’autre, mais cependant ils se mêlent, se répondent, se pénètrent et se complètent l’un l’autre par de délicats et insensibles rapports de sentiment et d’harmonie. Ceci rentre dans le côté presque surnaturel du métier de la poésie. Non que les procédés par lesquels s’obtient cette similitude dans la dissemblance ne puissent être ramenés, comme tout peut l’être, à des principes mathématiques, mais ce sont là des

  1. Th. de Banville, ouv. cité, p. 245.