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la phrase prise dans son ensemble qui est conçue, qui éveille dans l’esprit une tendance, un sentiment, un système d’éléments abstraits. Pour eux source ne représente pas une fontaine, de l’eau qui coule ; de même éteindre n’amène pas des images de souffle ou d’éteignoir : source est un synonyme de cause dont le sens n’est pas plus concret, éteindre veut dire simplement supprimer, faire disparaître. Le vers peut ainsi offrir un sens parfaitement clair et net et passe sans produire un heurt sensible. Ce n’est qu’à la réflexion, en analysant la phrase, que l’incohérence se découvrira.

Et il serait aisé aux esprits abstraits de retourner contre les autres leurs propres critiques. En fait une métaphore parfaite n’existe pas, une métaphore est toujours et forcément incohérente. Prenons les vers de Victor Hugo que j’ai cités plus haut : un esprit abstrait qui les analysera, comme il aura analysé les vers de Racine, ne sera pas embarrassé pour les déclarer dépourvus de sens et pour fournir des preuves à l’appui de son dire. Essayez consciencieusement d’appliquer à la nuit la métaphore du filet, essayez de vous représenter réellement l’image réalisée, vous serez bientôt arrêté, ou vous verrez un filet avec des poissons, ou vous verrez un ciel sombre avec des étoiles ; mais fondre les deux représentations en une seule n’est pas le fait d’un esprit qui s’apphque et cherche la précision. Si l’on voulait employer contre Victor Hugo les arguments de M. Théodore de Banville, son fidèle admirateur, il serait facile de mettre au défi un peintre de représenter un clairon fait « avec de l’équité condensée en airain » et qui nous est ainsi dépeint :

Sa dimension vague, ineffable, spectrale,
Sortant de l’éternel, entrait dans l’absolu.
Pour pouvoir mesurer ce tube, il eût fallu
Prendre la toise au fond du rêve, et la coudée
Dans la profondeur trouble et sombre de l’idée ;
Un de ses bouts touchait le bien, l’autre le mal ;
Et sa longueur allait de l’homme à l’animal,
Quoiqu’on ne vît point là d’animal et point d’homme ;
Couché sur terre, il eût joint Eden à Sodome[1].

Ces critiques prouveraient surtout que l’on ne comprend pas la poésie de Hugo, mais elles peuvent nous servir à faire un pas de plus dans notre analyse psychologique. Pour l’esprit qui se fait volontiers des représentations concrètes, qui matérialise les idées, qui leur donne un corps, qui les incarne spontanément dans un système d’images, toutes ces images n’ont pas la même valeur, ni la

  1. Victor Hugo, la Légende des siècles : la Trompette du jugement.