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PAULHAN.l’abstraction et les idées abstraites

M. Paul Mesnard, qui le défend sur plusieurs points pourtant, à propos du vers suivant :

Il éteint cet amour, source de tant de larmes[1].

M. Théodore de Banville montre bien, il me semble, l’état d’esprit qui engendre de pareilles remarques. « Le morceau (de Boileau), dit-il, que j’ai cité plus haut contient et résume en lui toutes les hérésies qu’il soit possible d’imaginer contre la poésie et contre la rime. Aux deux premiers vers :

Rare et fameux esprit dont la fertile veine
Ignore, en écrivant, le travail et la peine ;

nous rencontrons tout d’abord une veine qui écrit et qui ignore le travail. Voyez-vous d’ici un peintre sachant son métier, Ingres ou Delacroix, condamné à représenter cela sur une toile ! »

C’est bien cela, le poète ou le littérateur a souvent une représentation vive de ce qu’il écrit, il pourrait le peindre, son crayon est une manière de pinceau, et, quand il se heurte à une phrase dont le sens ne pourrait être figuré, il crie à l’incohérence. Au fond les critiques me paraissent s’expliquer par des différences d’organisation mentale, les uns étant portés à la synthèse concrète, les autres à la synthèse abstraite. Analysons les deux cas, nous verrons en quoi ils diffèrent et par quels côtés ils se ressemblent.

Il est probable que chez les uns les mots éveillent des images ; l’ensemble des mots, la phrase, la strophe, la période, donne naissance à une image synthétique, ou plutôt à plusieurs systèmes d’images. La phrase n’a pas une signification abstraite, elle éveille un tableau, la signification abstraite existe, mais elle ne se sépare pas, au moins complètement, elle n’existe pas à part en dehors des images ; aussi s’ils rencontrent dans la même phrase des mots qui éveillent en eux des systèmes d’images qui ne peuvent s’accorder, si on accole, par exemple, le mot éteindre au mot source, ils sont choqués, le heurt des deux systèmes d’images, l’impossibilité de les unir causent une impression désagréable, et déterminent un jugement de blâme.

Chez les autres, au contraire, les mots ne paraissent pas éveiller d’images, ils produisent un état d’esprit qui peut n’avoir rien ou presque rien de sensible, ils éveillent une disposition générale, un sentiment ; les mots pris isolément passent presque inaperçus, c’est

  1. Racine, édition des Grands Écrivains, t. VIII. p. 6.