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seul au milieu de la création : que le ciel, les astres, la terre, les maisons, les forêts, n’étaient que des décorations, des coulisses barbouillées à la brosse, que le mystérieux machiniste disposait autour de moi pour m’empêcher de voir les murs poudreux et pleins de toiles d’araignées de ce théâtre qu’on appelle le monde ; que les hommes qui se meuvent autour de moi ne sont là que comme les confidents des tragédies, pour dire Seigneur et couper de quelques répliques mes interminables monologues[1] » Ce passage n’a évidemment aucune prétention à la profondeur philosophique et ce n’est pas à ce point de vue qu’il faut l’examiner, mais au point de vue de la psychologie il me paraît instructif. Quand un esprit construit comme celui de Gautier veut exprimer cette théorie idéaliste de la non-réalité du monde (une idée qu’il exprimait volontiers d’ailleurs), comment s’y prend-il ? Il supprime justement ce qu’il y a dans le monde de non accessible immédiatement aux sens, la nature intime des êtres, leur constitution interne, les sentiments, les idées des personnes, et il se représente ce qui reste précisément comme quelque chose de parfaitement matériel, visible, tangible, cachant encore une sorte d’autre objet fort matériel aussi : « les murs poudreux et pleins de toiles d’araignées de ce théâtre qu’on appelle le monde » ; ce qu’il supprime de la réalité, c’est précisément la partie abstraite. On voit quelle forme concrète prend chez lui une idée générale et par elle-même abstraite.

Il n’est pas possible de méconnaître que ces deux exemples nous font connaître deux types d’intelligence bien distincts, deux cerveaux organisés différemment. Il est probable que chacun de nous a sa manière de se représenter les idées abstraites, qui lui appartient en propre et n’appartient qu’à lui. J’ai déjà signalé ce que M. Renouvier a appelé la puissance mythique de Victor Hugo. Le poète abonde en personnifications. Voici un exemple tout à fait comparable aux conceptions primitives, sauf qu’il se présente avec une vigueur, une cohésion, une splendeur de formes et une perfection de rythme qui dénotent évidemment une organisation exceptionnelle :

La brume redoutable emplit au loin les airs.
Ainsi qu’au crépuscule on voit le long des mers

Le pêcheur, vague comme un rêve.
Traînant, dernier effort d’un long jour de sueurs,

La nasse où les poissons font de pâles lueurs

  1. Th. Gautier, les Jeune France, préface.